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P. PERRAULT

vous accorderai, la règle du jeu à la main. Vous ne pourrez plus discuter, encore moins vous disputer ! À entendre ces cris, j’ai cru qu’on se battait… Voyons, Blanche, ajouta-t-elle d’un ton conciliant, ramasse ton maillet. À quinze ans, on doit montrer plus de raison… Et toi, Jeanne, un peu de tolérance ; tu emploies des expressions qui n’ont rien de parlementaire, ma chérie. »

Rassérénée par cette conclusion, Blanche obéit à sa sœur. Mais, tandis qu’elle revenait armée de son maillet, ses yeux noirs pleins de malice observaient avec une curiosité étonnée un haut sapin dont les branches s’agitaient par saccades ; phénomène deux fois inexplicable, puisque les arbres voisins gardaient leur immobilité et qu’il ne courait pas un souffle de vent.

« Le neveu qu’on attend chez les Saujon doit être arrivé, murmura l’espiègle après un examen prolongé qui l’amena enfin à découvrir une manche où brillait un galon.

— Je ne crois pas, repartit Gabrielle ; du moins je ne l’ai pas vu.

— Je te défie bien de l’apercevoir en ce moment, si ce n’est de ma place. Ne s’est-il pas perché sur ce sapin, là, à droite, à vingt mètres de nous ! »

Elle s’était rapprochée du mur et parlait à voix basse.

« Dame ! reprit l’aînée du même ton, vous avez fait assez de bruit pour attirer l’attention des voisins. La preuve, c’est que toute la tribu des Merson est aux fenêtres. Vous allez donner une belle idée de votre caractère, mes petites.

— Ah bien ! si on ne peut pas discuter en paix, ce n’est pas la peine de venir à la campagne, protesta Blanche en tapotant mélancoliquement avec son maillet la pointe de sa bottine. Tu vas rentrer, Gaby ? demanda-t-elle. Il y a une heure que Mme Saujon est partie. Bonne maman te croyait avec nous. Elle t’a déjà réclamée deux fois.

— Maman n’est donc pas de retour de Givry ?

— Non.

— Je vous rejoins, » répéta-t-elle.

Et, subitement, le grand chapeau de mousseline disparut.

Mais, à peine descendue de son banc, Gabrielle réfléchit. S’éloignerait-elle sans avoir renouvelé connaissance avec son ancien ami, Pierre Marcenay ? Ce ne serait guère aimable. Cela la retarderait si peu : deux minutes ; le temps de lui annoncer qu’ils étaient voisins et de l’inviter à venir le soir même voir sa mère et sa grand’mère.

Ah ! il s’était perché dans un arbre… si elle se donnait le plaisir de l’y surprendre. Il serait pas mal confus jusqu’à ce qu’il l’ait reconnue. Serait-ce amusant ?…

Elle fit un détour, afin de longer l’observatoire improvisé. Mais, la dispute finie, Pierre en avait dégringolé dare-dare.

Lorsque Gabrielle revint au rond-point, le jeune homme racontait, en la mimant avec une verve gamine, la scène à laquelle ils venaient d’assister Greg et lui ; car il y était aussi grimpé, sur le sapin, petit Greg. Et même, il avait lancé de là-haut cette réflexion, qui lui avait valu un coup de coude dans les côtes :

« On croirait entendre piailler mes oies… »

« Vous êtes donc devenu moqueur, au régiment, monsieur Pierre ? » demanda l’arbitre de la dispute, avec un joli rire.

S’entendant interpeller, Pierre, qui tournait le dos à la jeune fille, fit lestement volteface. Il paraissait tout à fait confus ; autant que si elle l’eût surpris sur le sapin, en flagrant délit d’indiscrétion.

Mais elle rit de plus belle. Et, tandis qu’il s’inclinait cérémonieusement, sans rien dire, elle vint à lui, et lui tendant la main, d’un geste amical :

« Oncle Charlot, il ne reconnaît pas Gaby !

— La toute petite Gaby que je portais à bras tendu quand nous faisions le cirque dans la cour de M. Lavaur ! s’écria Pierre en serrant avec un empressement joyeux la main menue qu’on lui offrait.

— La toute petite Gaby. Oh ! je n’ai pas tant grandi, vous auriez bien pu me reconnaître.

— Je l’aurais pu, en effet », murmura-t-il, en l’enveloppant d’un affectueux regard.

Il retrouvait chez la jeune fille les doux yeux de l’enfant ; ces yeux d’un bleu pur, si lumineux que leur éclat embellissait tout le