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P. PERRAULT

La tante et le neveu s’abordèrent à mi-chemin. Caroline tendit à l’arrivant ses joues parcheminées aux pommettes saillantes, et aussitôt, sans s’informer de rien ni de personne, entama le récit de ses maux.

Dans ces occasions-là, elle tirait on ne sait d’où une petite voix spéciale, flûtée, geignante, grinçante comme une scie qu’on a omis de graisser.

Pierre, que cela horripilait, l’interrompit aux premiers mots et, prenant un air d’importance :

« Laissez-moi vous dépeindre ce que vous éprouvez, commanda-t-il, sentencieux. Votre langue d’abord… Bien, bien… c’était prévu. »

Il lui détailla par le menu tous ses malaises.

« C’est absolument ça ! s’écria Mme Saujon, tellement émerveillée qu’elle reprit sur-le-champ sa voix ordinaire. Ah ! soupira-t-elle, avec un hochement de tête, si tu avais voulu !…

— Ne recommençons pas les scènes de l’an dernier, ou je ne défais pas ma malle, déclara Pierre sans se départir de son calme, mais l’air si résolu qu’elle se le tint pour dit.

— Es-tu au moins à même de traiter mes misères quotidiennes ?

— Vous en ferez l’épreuve ce soir. Permettez-moi, maintenant, de vous présenter le jeune Grégoire Chaverny, vulgairement nommé petit Greg. Je l’ai amené dans l’intention de vous décharger de quelques-uns des soins que réclame mon oncle, car il vous faut à tout prix, après chaque repas, une bonne heure de tranquille somnolence. J’ai sur le gamin les meilleurs renseignements ; et, en dehors des qualités qu’on lui prête, il possède un talent que vous apprécierez, je n’en doute pas : il élève en perfection la volaille.

— Alors c’est un second domestique que tu me proposes.

— Du tout. C’est un orphelin dont je me suis chargé, qui devra suivre l’école, et qui, en échange de l’hospitalité reçue ici, s’efforcera de se rendre utile.

— Quand il n’aura pas mieux à faire, insinua ironiquement Mme Saujon.

— Je vous ai apporté une… une… »

Pauvre petit Greg ! terrorisé par les yeux jaunes, de vraies prunelles de félin, qui le dévisageaient, l’air de soupeser ce qu’il coûterait et le profit qu’on pourrait tirer de lui, il ne trouvait plus ses mots.

Pierre, constatant ce désarroi, lui donna sur la joue une tape amicale et lui sourit, l’encourageant du regard à parler.

Redevenu vaillant, Greg reprit d’une voix presque assurée :

« Madame, je vous ai apporté l’oie que voici ; pesez comme elle est lourde ! C’est moi qui ai soigné la couveuse. Je n’ai pas perdu un oison. Si ça vous fait plaisir, au printemps je vous élèverai des oies, des poulets, tout ce que vous voudrez.

— En allant à l’école ? observa-t-elle d’un ton aigre.

— Pardine ! ce n’est pas moi qui les couve. La mère poule n’a besoin que d’être bien pansée le matin, à midi et le soir. Et de ça, je m’en charge, madame.

— Mon oncle désire que le petit couche dans le cabinet du rez-de-chaussée », reprit Pierre, qui ajouta : « Va devant, Greg. Fais le tour de la maison et remets ta bête à la cuisinière. Tu viendras ensuite me retrouver. Je le prends à ma charge, cela va sans dire, se hâta-t-il de poursuivre, dès que l’enfant ne fut plus à portée d’entendre. Comme c’est surtout moi qui l’utiliserai, je ferai les frais de son entretien.

— L’habiller ? Tu n’y songes pas !

— Non seulement je l’habille, mais je le paye cinq francs par mois ; ça vous « épate », hein ? Je fais plus, je le nourris. J’ajouterai à la pension de cent cinquante francs que je vous paye pour moi ce que vous jugerez convenable.

— Un enfant de douze ans mange autant qu’un homme, peut-être plus, murmura-t-elle, calculant en elle-même ce qu’elle pourrait demander sans mettre son neveu en colère, car elle tenait à le ménager… Tu mets ce gamin à la cuisine, naturellement, s’empressa-t-elle de conclure.

— Ce n’est pas mon intention. Malauvert