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P. PERRAULT

occupait tout à l’heure dans l’embrasure de la fenêtre, lui à ses pieds, sur un petit banc de bois.

C’est ainsi qu’ils causaient, les bras de l’enfant reposant sur les genoux de sa vieille amie.

« Ton oncle Chaverny et tes tantes, s’informa soudain Catherine, tu n’en as pas eu de nouvelles ? La mère Norite devait leur écrire.

— Elle l’a fait ; ils n’ont pas répondu.

— Rien ne les désarme donc ! s’écria-t-elle avec colère.

— C’est tout comme si je n’avais point de parenté. Bah ! je me passerai d’eux ; je deviendrai un homme tout de même. Et, vous ne savez pas, ma bonne Catherinette, fit-il, élevant la voix dans une explosion de joyeuse espérance, vous qui étiez l’amie de maman, quand je serai riche, vous viendrez chez moi. Je me ferai médecin ; il y a longtemps que c’est mon idée ! Et je vous guérirai ; vous verrez que je vous guérirai. »

Elle souriait à son tour. Médecin… pauvre petit ! Mais elle ne lui enleva pas son illusion. Tout au contraire, se penchant pour le baiser au front, elle approuva :

« Oui, mon Greg, oui, c’est entendu. Tu deviendras médecin, un médecin très savant. Et quand je ne serai plus qu’une charge pour l’hôpital, j’irai chez toi.

— Médecin… Mon petit éleveur d’oies rêve d’être médecin », murmura Pierre, qui rentrait en compagnie de la supérieure comme Catherine parlait encore.

Une expression soucieuse passa sur son visage. Lui n’avait pas prévu pour Greg autre chose que l’école primaire, l’apprentissage du métier de vigneron et, plus tard, la vie indépendante mais rude du cultivateur.

Les nécessités du présent et l’ambition manifestée par l’enfant d’escalader quelques degrés sociaux lui semblaient mal se concilier, de prime abord.

Bah ! il fallait essayer d’être utile à Greg, à cette heure ; on verrait plus tard…

Ce dont il importait de s’occuper, c’était de le vêtir convenablement.

On tint conseil.

« Nous allons lui acheter ses oies, déclara la supérieure. À quatre francs l’une, cela fera déjà vingt-quatre francs.

— Ça n’en fera que vingt, observa Greg. Je dois Jaspine à M. Marcenay, à cause qu’il a payé la cage… et bien d’autres choses.

— Soit, repartit Pierre en riant : les bons comptes font les bons amis. Emporte ton oie ; cela déridera ma tante.

— Que parles-tu de cage ? Qu’en as-tu fait ? dit Catherine.

— Je l’ai laissée à la gare ; je comptais retourner la prendre ce soir. J’en avais sorti mes oies pour les faire manger, en me levant, et quand j’ai voulu les y remettre…

— Nous avons donné la comédie à tout le personnel, poursuivit Pierre d’un ton navré. Si bien qu’il a fallu se résigner à trimballer la bande par la ville, en la poussant devant soi. »

La supérieure eut un sourire si bon, ses yeux dirent si clairement au jeune sous-officier l’estime où elle le tenait, pour s’être soumis à ce froissement d’amour-propre par charité pure, qu’il en oublia les quolibets et les rires des badauds.

Greg n’avait nulle idée de la valeur des choses. Il crut que ses vingt francs avaient suffi à payer le costume, la provision de linge et la valise qu’on apporta deux heures plus tard. Encore gémit-il en lui-même de voir fondre ainsi son argent, lui qui avait mis six mois à le gagner.

Le sachant fier et susceptible, ses amis étaient convenus de lui cacher qu’ils avaient triplé la somme. S’il avait lu la facture qu’on remit à la supérieure, laquelle facture montait à soixante francs, qu’eût-il dit, pour le coup, petit Greg !

Catherine l’emmena changer de vêtements dans sa chambre. Lorsqu’il reparut, métamorphosé des pieds à la tête, il restait juste le temps de courir à la gare et de sauter dans le train.

Les deux voyageurs arrivèrent à Chalon à une heure de l’après-midi : une heure de voiture, et ils descendaient enfin devant l’ha-