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L’ÉMERAUDE DU PHARAON

précieuses ; dès qu’il apercevait un flâneur, il avait une façon de les faire ruisseler entre ses doigts crasseux qui les transformait en pluie d’étincelles et rappelait à Vincenou ces contes de fée qu’il avait entendu conter pendant les veillées d’hiver, lorsque les châtaignes cuisent sous la cendre et que les vieilles filent le chanvre blond.

M. de Ribagnac ne pouvait l’arracher à ce coin de bazar.

« Chacune de ces pierres vaut-elle bien cher ? lui demanda, un jour, le petit garçon.

— Cela dépend de sa grosseur et de sa limpidité ; cette émeraude, par exemple, doit valoir au moins quatre cents francs de notre monnaie. »

Quatre cents francs !… Une petite pierre verte !… Vincenou pensa que les gens qui mettaient tant d’argent dans une pareille emplette devaient avoir un peu perdu la raison !

Et il suivit le baron qui s’éloignait.

Le lendemain, la fameuse lettre du Service des Antiquités arriva enfin : elle autorisait M. de Ribagnac à exécuter des fouilles dans le cimetière, de Deïr-el-Manour, situé à l’entrée de la haute Égypte, au delà des cataractes.

Le vieux savant avait loué l’un de ces bateaux plats appelés dahabiehs, qui remontent le Nil à la voile et le descendent à la rame, le vent du sud ne soufflant que rarement ; ses bagages y étaient chargés ; on pouvait donc se mettre en route.

Vincenou goûta beaucoup cette façon d’aller ; en chemin, on fit l’école buissonnière sur de jolis ânes blancs — beaucoup moins entêtés que Batistou, le bourriquet des Borderies — et qui broutaient philosophiquement les petits chardons bleus du désert, tandis que leurs cavaliers rendaient visite au sphinx camard, aux colosses sans tête du roi Ramsès ou au Sérapeum.

Le soir, les excursionnistes revenaient vers le Nil, un peu las de tant de soleil. Le grand fleuve s’habillait alors de nuances délicieuses qui passaient du rose au mauve pour se fondre ensuite en une gaze gris perle qui enveloppait tout. Le sillage de la dahabieh troublait à peine l’immobilité de ses eaux, et, bientôt, c’était la nuit avec un ciel tout frémissant d’étoiles.

Et pendant de longs jours ils naviguèrent ainsi.

Devant eux, défilèrent les étranges figures qui ornent les murs des temples : prêtres en robes traînantes, esclaves porteurs d’offrandes, tous vus de profil avec un seul bras et une seule jambe, mais ressemblant à s’y méprendre à l’ânier entrevu la veille ou au patron de la dahabieh accroupi à l’avant.

Le Nil, très large, se resserrait parfois entre de hautes roches de granit rose, creusées de grands trous noirs que gardaient de farouches géants de pierre.

M. de Ribagnac disait que c’étaient des entrées d’hypogées, sortes de constructions souterraines où les Égyptiens enterraient leurs morts, et Vincenou ne demandait pas mieux que de le croire : mais si ces choses très anciennes l’intéressaient, les récits de temps plus nouveaux l’eussent plus intéressé encore.

Quand il en trouvait l’occasion, il interrogeait le baron sur la conquête de l’Égypte par Bonaparte.

Le vieux savant n’était pas très ferré sur cette question ; pour lui, la campagne d’Égypte se résumait dans la création de l’Institut du Caire, qui avait fait faire de tels progrès à la science des hiéroglyphes.

« Et Desaix, risquait timidement Vincenou, a-t-il remonté aussi loin que nous la vallée du Nil ? »

M. de Ribagnac n’en savait rien et son petit compagnon en était réduit aux conjectures.

Pauvre grand-père, comme il avait dû le trouver lourd, son bonnet à poil, sous le soleil du désert !

Il n’avait pas l’ombre fraîche d’une dahabieh pour se reposer, lui !


J. de Coulomb.

(La suite prochainement.)