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COLETTE EN RHODESIA

Anglais se plaisent à le répéter. Même à supposer qu’ils aient le dessus, qu’ils viennent à bout de la résistance acharnée d’un ennemi insaisissable, invisible, qui fond devant l’adversaire pour se reformer derrière lui, qui enrôle femmes et enfants dans ses rangs — cette victoire sera sans issue. Le Transvaal sera ruiné pour longtemps ; des milliers de familles sans asile et sans pain maudiront chaque jour le nom de Chamberlain et de Cecil Rhodes ; des milliers d’êtres humains périront de part et d’autre, et cela sans aucun résultat : l’Angleterre sera endettée, obligée d’entrer dans le système d’armements à outrance qui pèse sur l’Europe et l’étouffe, paralysant ses forces vives et l’hypnotisant dans un rêve suranné. Ses colonies auront vu qu’elle n’est pas invincible et, leur intérêt étant de devenir indépendantes, ne fût-ce que pour s’affranchir du poids de la dette anglaise, elles feront ce qu’ont fait les États d’Amérique au siècle dernier : elles s’émanciperont du joug anglais. D’autre part, les sous-marins, dans leur essor surprenant et où chaque jour marque un progrès, ne tarderont pas à enlever à la Grande-Bretagne cet empire des mers qu’elle se croyait assuré.

Elle est donc vouée à la décadence.

Est-ce à dire que la France et les Français doivent prendre un rôle actif dans cet épisode ?…

Henri ne l’avait pas pensé quand il vivait au Transvaal. Il ne le pense pas davantage maintenant qu’il est rentré en France. Les sympathies de la nation — cela est de tradition séculaire — seront toujours pour les opprimés et les champions de la justice. Mais la France, entourée de rivaux et d’adversaires, cernée par des fauves qui s’aiguisent les dents en la regardant et n’attendent qu’une occasion de se jeter sur elle, affaiblie et saignée aux quatre veines par tant de désastres, la France n’a plus, hélas ! le droit de sacrifier ses intérêts à ceux d’autrui. Elle doit avant tout songer à sa propre défense, à la défense de son existence nationale… Elle doit rester recueillie, laborieuse et consacrer jusqu’à la plus mince parcelle de ses énergies de réserve au développement de son immense domaine colonial… Jamais il n’eut plus besoin des bras, des cerveaux, des cœurs des vrais Français pour le consolider, l’affermir et l’édifier sur des bases inébranlables.

« Conclusion : nous devons repartir pour les « pays sauvages », comme dit Martine !… s’écriait M. Massey en reprenant avec les siens le chemin du logis. Notre séjour de l’autre côté du globe nous a donné à tous la nostalgie des pays neufs… Hélas !… retrouverons-nous jamais un Éden pareil à celui que nous avions fondé en Rhodesia ?…

— Pareil, non !… mais plus beau peut-être !… fait Gérard.

— Quel est ton avis. Henri ? demande M. Massey. Tu es, n’est-ce pas, nous sommes tous d’avis que la vie européenne est décidément trop étriquée pour nous ?… Mais où aller ?… quelle région, quelle latitude choisir, avec chances de succès ?

— Nous n’avons que l’embarras du choix ! dit le docteur Lhomond ; car vous me feriez injure en supposant que je resterais sans vous dans cette bonne vieille Europe. Et du Tonkin à Madagascar, nous avons la partie belle, avouez-le !

— Henri, dit doucement Mme Massey, appuyée au bras de son fils, où que nous allions, tu viendras avec nous, n’est-ce pas ?

— Je viendrai vous rejoindre, chère maman, n’en doutez point. Mais, d’abord, j’ai un voyage à faire au Transvaal. Il faut que je voie si Nicole consent à se séparer des siens, ou si je dois attendre auprès d’elle la fin de cette odieuse guerre…

— Puisses-tu nous la ramener bientôt, cher Henri ! dit Colette. Car là où nous serons ensemble, que ce soit au nord, au midi, en pays froid ou chaud, là sera la patrie, n’est-ce pas, et là le bonheur !… Pourvu que je vous aie autour de moi, vous tous que je chéris, la Sibérie ou le Sahara ne me font pas peur, et le pays où Tottie viendra bien et où ma chère maman conservera ses yeux sera toujours mon pays d’élection…

— Et sois tranquille, petite sœur ! on t’en trouvera un soigné ! s’écria Gérard. Dès ce soir je me mets à piocher la carte du monde !… »

André Laurie