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COLETTE EN RHODESIA

dans leur fleur, dans l’orgueil de la force, je vous ai remercié, Seigneur, de nous avoir fait des cœurs pitoyables !… Dieu soit loué ! nous n’avons, nous, pas un de ces faits révoltants à nous reprocher ; et de mes mains bien faibles, hélas, j’ai aidé à creuser la tombe de quelques jeunes Anglais, qui gisaient le cœur troué d’une de nos balles, sur le champ de bataille où leurs camarades les avaient abandonnés. Les Anglais paraissent frappés de folie, d’une sorte de délire qui les rend semblables aux bêtes fauves. Eux, — si j’en juge par les quelques livres que vous m’avez fait lire, chère Colette, dans les jours heureux que je passai auprès de vous, — eux si fiers de leur civilisation, de leur humanité, de leur endurance, qu’ont-ils fait de ces nobles qualités ? et comment se sont-elles muées en cruauté aveugle, inhumanité révoltante, tortures infligées à des femmes et des enfants sans défense ?

« J’ai vu la ferme d’un de nos amis et parent éloigné ; elle est dévastée, brûlée, saccagée. Notre parent, pris les armes à la main, fut fusillé entre ses trois fils, sous les yeux de sa femme et de ses filles, qu’une soldatesque ivre empêcha de venir apporter aux martyrs le dernier baiser de paix. Ce fait et cent autres leur seront comptés au grand jour du jugement. Non seulement ils seront ignominieusement battus ici-bas, comme ils l’ont été en toute occasion, mais ils porteront éternellement la peine de leurs crimes, et mon père est fermement persuadé qu’ils brûleront en masse au feu éternel.

« Il me reste à vous donner des nouvelles des nôtres, ma chère et bien-aimée Colette, vous à qui j’ai voué une affection de sœur. Vous pleurerez avec nous, j’en suis certaine, la mort de notre aîné, Agrippa. Il tomba glorieusement au combat de Sanders-Hill et nous eûmes la suprême consolation d’ensevelir son corps percé de dix balles, ces balles dum-dum qu’au mépris de toutes conventions, les soldats anglais tirent sur nos frères. Mon père lut les dernières prières sur le tertre de gazon qui recouvre le corps de mon frère : et le discours qu’il prononça en ce jour de deuil est resté écrit au fond de nos cœurs à tous, qu’il a embrasés de son indomptable résolution.

« Mon frère cadet, moins favorisé peut-être, est en ce moment prisonnier de l’ennemi. Tombé dans une embuscade, où les Anglais, selon leur coutume, comptaient vingt contre un, et après s’être défendu comme un lion, il fut emporté couvert de blessures et envoyé à Sainte-Hélène. Nous n’avons eu de lui que de rares nouvelles ; et d’après ce que nous laissent deviner ses lettres, bien qu’il ne prononce pas un mot de récrimination, il se trouve dans les pires conditions que l’on puisse imaginer.

« Mais tout cela passera comme un rêve ; et le jour où le drapeau de notre pays couvrira de ses plis un sol libre et purifié de la présence de l’envahisseur, toutes les douleurs, toutes les souffrances morales ou physiques s’effaceront pour ne nous laisser que la joie du triomphe et l’orgueil de la liberté reconquise.

« Certes, nous pleurerons toujours nos morts. Mais ils sont heureux, ceux qui meurent pour défendre la patrie. Périr pour une cause juste n’est rien : ce qui doit être affreux, c’est de donner sa vie pour opprimer le faible, désespérer la veuve et dépouiller l’orphelin.

« Notre cher « oncle Paul[1] » est en Europe depuis de longs mois déjà. Peut-être l’avez-vous entrevu dans votre grand Paris ? Peut-être votre main fut-elle parmi les mains loyales qui se tendirent vers lui.… Il est impossible, n’est-ce pas, qu’il n’intéresse pas au sort de notre Transvaal tous les amis de la liberté et de la justice ? Je ne doute pas un instant de votre cœur, ma Colette aimée, et je sais, je sens, que vous êtes avec nous dans cette lutte cruelle pour la vie et la liberté.

« Je vous prie d’embrasser tendrement pour moi votre chère et sainte mère, ma sœur Lina, mon cher M. Massey, votre mignonne Tottie, cette petite fleur éclose sous notre ciel.

« Je serre affectueusement la main de Gérard.

« Dites, je vous prie, à Henri, que j’espère et j’attends.

« Votre sœur qui vous chérit,

« Nicole Mauvilain. »

« Cette enfant a l’âme d’une héroïne antique !

  1. Nom familier du Président Krüger.