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POUR L’HONNEUR

par sa mort, nous permet de faire mieux. Qu’en pensez-vous ? »

Pierre interrogeait chacun du regard en posant cette question et scrutait les visages.

Sur celui de Mme Aubertin, l’indécision planait : elle tremblait pour son cher argent… M. Aubertin et le comte de Trop étaient, au contraire, devenus attentifs et cherchaient une solution avec bonne volonté : c’était l’évidence même.

« Je crois avoir trouvé, prononça Pierre après un court silence. Ne pourrions-nous créer un établissement modeste, mais indépendant, qui porterait le nom de Legonidec et recevrait des enfants malades, convalescents ou seulement chétifs ; de ces pauvres petits que la ville anémie ? Je dis des enfants, parce qu’il aimait tant sa fille ! cela la rappellerait dans l’œuvre. Mon oncle et moi y consacrerons nos cent soixante mille francs. Avec les deux cent quatre-vingt mille de Legonidec, cela porterait le capital à quatre cent quarante.

— Vous ne nous comptez pas ? s’écria M. Aubertin.

— Je n’ai point fermé l’addition, observa Pierre avec un sourire : preuve que je vous comptais.

— Nous abandonnerons le surplus du million.

— Ce n’est pas assez, fit Marc.

— Oh !… tu trouves ? » protesta la pauvre Mme Aubertin qui, en elle-même, jugeait le présent raisonnable, sinon exagéré…

Le comte de Trop hésitait à répondre. Non qu’il fût embarrassé : sa pensée éclatait dans son regard, courait sur ses lèvres ; mais, à l’exprimer, il eût peiné son ami. Le peiner… alors qu’il l’admirait et sentait encore grandir son estime.

Pierre avait compris ; ce fut lui qui repartit :

« Laissez faire Marc, madame. Cet argent a causé trop de malheurs. Avant de s’en servir, il est besoin que la charité le purifie.

— Parle, dit Mme Aubertin à son fils.

— Eh bien ! ajoutons cent mille francs, prélevés sur ce que vous me donnerez en dot.

— C’est entendu, approuva M. Aubertin.

— Dans ces conditions, reprit Marcenay, nous allons pouvoir marcher. Sur les cent mille francs réservés aux frais et legs, il en restera bien une vingtaine. Cela payera l’éducation du futur médecin de notre sanatorium : ce bon petit Greg qui dort là-bas, à l’hôtel, sans se douter que son sort se décide. Je laisserai le capital s’augmenter des intérêts durant quelques années, poursuivit le jeune homme. J’attendrai, pour construire, le moment où Greg achèvera ses études. Il me paraîtrait malaisé d’appeler un médecin que nous aurions à remercier plus tard. Et puis il faut le temps de dessiner et de planter le parc : nos petits malades doivent trouver de l’ombre en arrivant. »

Mme Aubertin se mit à rire.

« Vous parlez comme si déjà l’emplacement était choisi.

— C’est qu’il l’est, par le fait, madame. À mon sens, il ne saurait y en avoir d’autre que Rokyver, le village natal de Legonidec. »

Par-dessus la table, le père de Marc tendit la main à Pierre.

« Je sais encore quelqu’un qui nous aidera, lui dit-il.

M. Denormand ?

— Oui.

— J’y avais pensé. »

La première moitié de l’après-midi fut employée à se rendre chez le notaire pour retirer une partie des fonds et replacer l’autre. Il était près de quatre heures lorsque Marcenay se vit enfin libre de regagner son hôtel.

« Je t’accompagne ! s’écria Marc, sautant dans la voiture que son ami avait gardée, après les avoir déposés à leur porte, ses parents et lui.

— Et moi, je m’y oppose, déclara Mme Aubertin. Je ne t’ai pas même vu ! De l’hôtel tu irais à la gare ; tu rentrerais à huit ou neuf heures : je te garde. Vous vous reverrez à Dracy dans quelques jours. Tu ne seras que trop pressé d’y retourner, méchant garçon ! »

Marc hésitait, mécontent, un pied sur la chaussée, l’autre encore sur le marchepied.

« Quel tyran tu fais, ma pauvre maman ! »