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latitude se rencontreraient les glaces déjà immobilisées au delà du détroit de Behring, les ice-fields, les icebergs, et l’infranchissable banquise arctique…

Et que deviendrait l’équipage, en admettant qu’il ne fût pas englouti à la suite d’une violente collision ?… Qu’il parvînt à se réfugier sur un champ de glaces, sur l’un des archipels de ces parages, la Nouvelle-Sibérie, la terre de Wrangel ou quelque autre groupe insulaire, à plusieurs centaines de milles des côtes de l’Asie et de l’Amérique, sur une de ces îles inhabitées et inhabitables, sans vivres, et sans abri, exposé à ces froids excessifs qui, dès octobre, enveloppent les régions de la mer Glaciale, quel sort l’y attendait ?… Il n’y saurait hiverner, et comment atteindre les provinces de la Sibérie ou de l’Alaska ?…

Il est vrai, au sortir du détroit de Behring, l’énorme ondulation océanique, ayant un plus large espace pour s’étendre, devait perdre en force et en vitesse. Et puis ne fallait-il pas compter avec la baisse qu’indiquait la colonne barométrique ? Au milieu des rafales sur une mer démontée, alors que le vent soufflerait en tempête, peut-être le phénomène épuisé rendrait-il sa liberté au Saint-Enoch !… Toutefois, désemparé, sous le coup des tourmentes à ce début de l’hiver arctique, comment résisterait-il et que deviendrait-il ?… Et quelle affreuse perspective pour le capitaine Bourcart et ses compagnons, sur ce navire dont ils ne seraient plus maîtres, perdu au fond de ces lointains parages !…

Telle était la situation, que ni l’énergie ni l’intelligence ni le courage ne seraient en état de modifier.

La matinée s’écoula. Le Saint-Enoch continuait à être emporté tantôt par le travers, tantôt par l’arrière ou par l’avant, comme une épave abandonnée au caprice de la mer. Ce qui rendait cette situation plus effrayante, c’est que le regard ne parvenait pas à percer ce rideau de brumes. D’ailleurs, étant donnée l’impossibilité de se tenir sur le pont, c’est seulement à travers les étroites fenêtres du carré que M. Bourcart et ses officiers eussent pu observer le large. Ils ne savaient donc pas si le navire passait en vue de terre, à proximité de l’une ou l’autre rive du détroit de Behring, si quelque île des archipels arctiques se montrait contre laquelle l’extraordinaire ondulation fût venue se briser, et le Saint-Enoch avec elle !…

Dans tous les cas, le dénouement ne pouvait être qu’un naufrage à bref délai auquel ne survivrait sans doute pas un seul homme de l’équipage !…

« Mais crève donc, maudit brouillard, crève donc !… » s’écriait le lieutenant Allotte.

Le brouillard se dissipa dans l’après-midi sous l’influence de la baisse barométrique. Ses volutes remontèrent vers les hautes zones, et, si le soleil ne fut pas visible, du moins le regard put-il s’étendre jusqu’à l’horizon.

Vers quatre heures du soir, la vitesse du Saint-Enoch sembla diminuer. Allait-il se dégager enfin ?… Ce ne serait qu’un navire désemparé ; mais, si le capitaine Bourcart réussissait à établir quelque voile de fortune, peut-être parviendrait-il à revenir vers le sud…

« Tout… dit M. Heurtaux, tout plutôt que d’aller s’écraser contre la banquise ! »

À ce moment, maître Ollive essaya de sortir du carré. La résistance de l’air étant moins forte, il y parvint. M. Bourcart, le capitaine King, le docteur Filhiol, les lieutenants, le suivirent et vinrent s’accoter contre le bastingage de tribord, en se retenant aux taquets.

Jean-Marie Cabidoulin, le charpentier, le forgeron, les harponneurs, une douzaine de matelots, tant Anglais que Français, remontaient du poste et se placèrent en observation sur la coursive entre les pavois et la cabousse.

Le Saint-Enoch présentait alors le cap au nord-nord-est, emporté sur le dos de cette large ondulation dont la hauteur s’abaissait en même temps que décroissait sa rapidité.

Aucune terre en vue.

Quant à ce monstre marin auquel le navire eût été attaché depuis une vingtaine d’heures, il ne se laissait pas apercevoir, quoi que pût dire le tonnelier.

Et tous d’espérer, tous de se raffermir aux