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Et, malgré ce qui paraissait être l’évidence, tout comme le docteur Filhiol, le second et maître Ollive, il se refusait encore à admettre l’existence d’un animal, serpent gigantesque ou saurien colossal, capable d’emporter un navire de cinq cents tonneaux avec cette invraisemblable impétuosité. Un mascaret provoqué par quelque commotion sous-marine, un raz de marée d’une puissance infinie, tout ce que l’on voudrait, excepté de croire aux absurdes histoires de Jean-Marie Cabidoulin.

La nuit s’écoula dans ces conditions. Ni la direction, ni la position du navire ne s’étaient modifiées. Aux premières lueurs de l’aube, le capitaine Bourcart et ses compagnons voulurent observer l’état de la mer. À supposer que le tonnelier eût raison, qui sait si l’animal ne montrerait pas certaines parties de son corps, si même il ne serait pas possible de le blesser mortellement, de délivrer le navire de ses formidables étreintes ?… Appartenait-il à ce genre de céphalopodes connus sous le nom de poulpes, avec une tête de cheval, un bec de vautour, des tentacules qui se fussent étroitement enlacés autour de la coque du Saint-Enoch ?… Ne se rangeait-il pas plutôt dans cette classe des articulés, recouverts d’une épaisse carapace, ichthyosaures, plésiosaures, crocodiles géants ?… Était-ce un de ces calmars, des ces krakens, de ces « mantas » déjà rencontrés sur certains parages de l’Atlantique ou du Pacifique, de dimensions telles que l’imagination n’aurait pu les rêver ?…

Le jour était venu, jour blafard à travers un brouillard opaque. Rien ne laissait prévoir qu’il dût se dissoudre ni même perdre de son extraordinaire intensité.

Telle était la vitesse du Saint-Enoch que l’air cinglait les visages comme une mitraille. Il fut encore impossible de se tenir sur le pont. M. Bourcart et ses officiers se virent obliger de rentrer dans le carré. Maître Ollive, qui essaya de ramper jusqu’aux bastingages, n’y put parvenir et fut si brutalement repoussé qu’il faillit s’écraser contre l’escalier de la dunette.

« Vingt mille diables ! s’écria-t-il lorsque les deux lieutenants l’eurent relevé, j’ai bien cru que je ne serais plus en état de payer bouteille à cette vieille bête de Cabidoulin. »

Ce que le capitaine Bourcart avait constaté, cependant, c’est que le Saint-Enoch, pris par le travers, donnait une bande sur bâbord à faire croire qu’il allait chavirer.

Il va de soi que l’équipage n’avait point quitté le poste ni le gaillard d’avant. Il eût été difficile, surtout au milieu des brumes, de communiquer de l’arrière à l’avant du navire. Heureusement la cambuse contenait assez de vivres, biscuits ou conserves, pour assurer la nourriture du bord.

« Que faire ?… dit le second.

— Nous verrons, Heurtaux… répondit M. Bourcart. Cette situation ne peut se prolonger…

— À moins que nous ne soyons emportés jusqu’à la mer Glaciale ! répliqua le lieutenant Allotte.

— Et que le Saint-Enoch ait pu résister !… » ajouta le lieutenant Coquebert.

En ce moment, aux mugissements qui semblaient s’échapper des basses zones de l’Océan se joignit un fracas effroyable.

Aussitôt, maître Ollive, qui se traîna vers la porte de la dunette de s’écrier :

« La mâture vient de s’affaler ! »

C’était une chance que personne n’eût osé s’aventurer sur le pont. Haubans, galhaubans, étais, avaient largué aux secousses du tangage et du roulis. Mâts de perroquet et mâts de hune s’étaient abattus en grand avec leurs vergues. Quelques-uns étaient retenus en dehors par leurs agrès, au risque de défoncer le bordage. Il ne restait plus que les bas mâts avec leurs hunes, contre lesquels battaient les voiles déferlées, qui ne tardèrent pas à s’envoler par lambeaux. Le navire, ainsi désemparé, ne perdit rien de sa vitesse, et les épaves le suivaient dans cet irrésistible entraînement vers le nord du Pacifique.

« Ah ! mon pauvre Saint-Enoch ! »

Ces paroles désolées échappèrent au capitaine Bourcart.

Jusqu’alors, il n’avait point perdu l’espoir que son bâtiment pourrait reprendre sa navigation,