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LA TOURTERELLE

cria Matoas exaspéré. Veux-tu trois mille sesterces ?

— Je te répète que cette esclave n’est plus ma propriété.

— Quatre mille !

— Que Cerbère te happe avec ses trois gueules ! hurla le maquignon furieux d’avoir manqué une si belle affaire. Va-t’en ! — Conduisez la petite au port, commanda-t-il aux valets.

— Non ! Vous ne me l’enlèverez pas ! » rugit Matoas fou de désespoir.

Il se rua sur les deux valets et les terrassa.

Corax accourut.

Le poing formidable de Matoas broya la poitrine du colosse et l’envoya rouler dans le ruisseau.

Un attroupement de gens du peuple s’était formé : on applaudissait.

Et, un moment, on put croire possible cette chose superbe : en plein jour, en pleine ville, le jeune Marcoman, par la force de son bras, arrachant sa fiancée des griffes du marchand d’esclaves !

Mais les gardes urbains étaient accourus.

Matoas lutta encore, il lutta longtemps ; écrasé par le nombre, on parvint à lui lier les mains et les pieds, on l’emporta vers la prison, pendant que les valets de Corax, quelque peu éclopés, conduisaient au port Aldwyna sanglotante.


IV


C’est l’heure du lever du chevalier Cneius Norbanus.

Le janitor a ouvert la porte et les clients qui attendaient depuis l’aube traversent le vestibule et se répandent en groupes sous les portiques de l’atrium.

La maison du chevalier n’est pas l’une des plus luxueuses de Rome, mais elle se distingue par son cachet d’élégance et de bon goût.

Cet atrium est charmant avec son pavé de mosaïque, ses colonnes de marbre de Luna, ses murs peints de fresques représentant des chasses, des jeux, des scènes de la vie champêtre.

Au centre, une cour carrée, l’impluvium encadré de jasmins et de chèvrefeuilles en hautes touffes. Un jet d’eau chante dans un bassin de porphyre où des nymphéas et des nelambos épanouissent leurs corolles blanches ou jaune d’or, parmi lesquelles, sur ses longues pattes, un ibis rouge d’Égypte se promène gravement.

Norbanus a paru, accompagné de son esclave nomenclaleur.

Il est en tenue de forum : la tunique ornée de la bande de pourpre appelée angusticlave ; par-dessus cette tunique, la trabée, sorte de chlamyde blanche à raies rouges ; au doigt, l’anneau d’or serti d’un cachet de pierre gravée, insigne des chevaliers romains.

De braves gens, les clients de Norbanus. Parmi eux, point de ces courtiers d’élection sans vergogne, de ces impudents parasites, fauteurs d’intrigues et de scandales. Ce sont des boutiquiers, des gens de métier, des artisans. Les suffrages du menu peuple de Rome étaient encore de quelque prix à cette époque.

Jamais Norbanus n’a recherché pour lui une magistrature, mais il a de nombreux amis occupant ou briguant des places ; c’est pour eux qu’il cultive une clientèle.

Il va de groupe en groupe ; nul besoin du nomenclateur ; il connaît tout le monde ; il dit le nom de chacun ; il écoute attentivement les réclamations, les requêtes.

Il rejette ce qui n’est point fondé, amende ce qui est excessif ; quelquefois il blâme, il admoneste, conseille. Quand il promet, on sait que la promesse sera tenue.

On eût pu remarquer dans la foule un homme dont les allures étaient singulières. Enveloppé d’un manteau gris, cachant sa figure, parfois il s’avançait comme pour parler au maître, puis hésitant il se renfonçait dans les groupes.

Plusieurs fois le nomenclateur avait regardé cet homme, s’efforçant de le reconnaître, sans y réussir.

Comme Norbanus traversait le vestibule, l’homme se décida enfin.

S’inclinant et découvrant son visage :

« Seigneur… commença-t-il.

— Matoas ! » s’écria Norbanus.