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ALBERT FERMÉ

« Quel joli cadeau à faire à ma femme Octavie ! songe Norbanus.

— Elle n’a jamais servi, poursuit l’esclavier. Je l’ai achetée de la République directement. C’est du butin de guerre, provenant de la dernière victoire remportée sur les Marcomans par notre glorieux empereur Marc-Aurèle. Voyez, elle est toute jeune, elle gagnera en force. Et c’est docile, c’est aimable ! Jamais votre noble épouse n’aura eu une aussi charmante camériste ! Je vous la céderai parce que vous portez l’anneau d’or. Une fille comme elle ne peut entrer que dans une grande maison. Mon dernier prix ? Deux mille sesterces !

— Je la prends ! dit Norbanus.

— Entrons dans cette taverne, seigneur, et nous allons passer le marché. »

Il y avait dans la taverne, assis devant une table et une balance, un homme vêtu d’une toge sale et dont la face d’ivrogne affectait par moments la gravité rogue du magistrat.

Norbanus s’approcha de cet homme et, tenant un as (un sou) à la main, il prononça :

« Je dis que cette jeune fille, d’après le droit des Quirites, est a moi et que je l’ai achetée avec cette monnaie et cette balance. »

Et il fit sonner la pièce dans le plateau de cuivre.

Après quoi, il compta deux mille sesterces à Corax, lequel se chargea de faire conduire l’esclave à la trirème du chevalier.

Content du gain réalisé, l’esclavier interrompit ses boniments pour se rafraîchir de quelques coupes de falerne frelaté avec son compère à la balance.

Les deux valets du marchand restés dehors profitèrent de ce répit pour entamer une partie de mora et les esclaves cessèrent d’être surveillés.

Matoas arrivait en ce moment sur la place.

À l’aspect de l’échafaudage et des malheureux qui le garnissaient, sa physionomie s’assombrit. Il se revoyait assis sur cette estrade. Quelques années auparavant, lui aussi, prisonnier de guerre, avait été mis en vente aux enchères publiques. Son sort s’était amélioré ; cependant il n’était pas heureux.

Il allait s’éloigner, lorsque son regard s’arrêta sur la jeune fille achetée par Norbanus : il pâlit soudain.

« Serait-ce possible ? » murmura-t-il tremblant.

Il s’approcha de la barrière qui séparait les esclaves du public. Dépouillée de son voile, la jeune fille se tenait les coudes sur les genoux, le visage caché dans ses deux mains.

« Aldwyna ! » prononça à demi-voix Matoas.

La jeune fille releva vivement le front.

« C’est bien vous, n’est-ce pas ? Aldwyna ! la fille de notre vieux chef Waroskind ?

— Oui, balbutia-t-elle.

— Aldwyna, ne me reconnais-tu pas ? »

Elle le regardait hésitante. Puis elle éclata en sanglots.

« Matoas ! mon bon cousin Matoas ! » s’écria-t-elle, tendant les bras.

Hélas, la barrière les séparait : ils ne purent même se prendre les mains.

« Nos parents nous avaient, dès l’enfance, destinés l’un à l’autre, dit Matoas d’une voix douloureuse ; nous étions fiancés !… ô dieux cruels ! — Mais puisque je t’ai retrouvée, rien ne pourra désormais nous séparer.

— Qu’est-ce que c’est que cet homme ? cria une grosse voix courroucée. Pourquoi l’avez-vous laissé approcher ? Écartez-le. »

Les deux valets s’élancèrent pour exécuter l’ordre de Corax.

« Ne me touchez pas ! cria Matoas. Eh ! marchand, que fais-je donc d’insolite ? Je suis un acheteur, je regarde la marchandise. Cette esclave pourrait me convenir. Quel en est le prix ?

— Un acheteur, d’ordinaire, fit dédaigneusement le maquignon, est autrement accoutré que toi. Le prix ? Deux mille sesterces. Les as-tu ?

— Les voilà. »

Matoas montra une bourse pleine d’or.

Corax interdit reprit en baissant le ton :

« J’en suis fâché, citoyen, mais la petite est vendue.

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas vrai !