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LA TOURTERELLE

la liberté). Carbo t’a affranchi ! Par Jupiter, moi, je n’aurais jamais fait cela !

— Pourquoi, seigneur ?

— Un esclave tel que toi, le prince des cochers de Rome ! Quand on a la chance de posséder un pareil phénix, on n’est pas assez fou pour le laisser aller !

— Maxime Carbo est un homme juste, expliqua Matoas. Il m’avait promis la liberté si, à la dernière course des quadriges, je battais votre cocher Syrus ; il a tenu sa promesse.

— Alors, c’est moi qui ai fait les frais de l’affranchissement ! dit gaiement Norbanus. Eh bien, sans rancune ! — Mais j’espère que tu ne vas pas délaisser l’art dans lequel tu excelles : on te reverra au Cirque.

— Jamais, seigneur !

— Pourquoi ? Tu ferais fortune !

— La fortune est indifférente à un disciple d’Épictète ; au-dessus de tout, je place la liberté ! Aussi ai-je fait choix d’un autre état, — le seul, à mon avis, qui convienne à un homme libre. Mes pères se faisaient honneur d’avoir toujours labouré la terre. Je suis venu en Sicile pour acheter avec mon pécule une petite propriété ; j’y vivrai seul et content, ne dépendant que des dieux.

— Quand je te voyais au Cirque, saluant avec grâce et ramassant les fleurs et les lauriers que te jetait la foule, j’étais loin de soupçonner chez toi ces goûts et ces sentiments.

— Esclave, j’agissais en esclave. Un poète n’a-t-il pas dit que la servitude ôte à l’homme la moitié de son âme ? Cette moitié est ressuscitée en moi avec la liberté !

— Voilà de belles paroles ! applaudit Norbanus. Tu m’éblouis, Matoas ! Par Jupiter Olympien, tu étais digne de vivre dans l’ancienne Rome, aux siècles vertueux des Cincinnatus et des Caton ! »


III


Norbanus continue à muser par la ville.

Le forum lui paraît étroit et mesquin. Il entre dans un tribunal, écoute quelques plaidoiries. Bien médiocres, ces avocats !

Voici un théâtre. On y joue une des meilleures comédies de Plaute, le Soldat fanfaron ; Norbanus ne peut endurer plus de la moitié d’un acte ; les acteurs sont détestables.

Notre chevalier s’ennuie. La clepsydre d’un temple de Mercure lui indique qu’il a encore deux heures à tuer. Que faire ?

Sur une petite place, à la porte d’une taverne, se dresse une estrade où sont assis tristement des hommes, des femmes, des enfants demi-nus, avec des écriteaux au cou : ce sont des esclaves mis en vente.

Sur la tête de quelques-uns, des couronnes de feuillage annoncent des prisonniers de guerre.

Le marchand va et vient devant l’estrade, hèle les passants, s’évertue, — un colosse à figure basse et dure.

« À six cents sesterces, ce jeune garçon, adjugé ! Mais, aussi vrai que je suis Corax, le grand, le seul Corax, j’y perds, je me dépouille, je me vole ! — Passons à un autre. Voyez-moi ce gaillard, comme c’est bâti ! quels reins ! quelles épaules ! C’est un Parthe, un guerrier, un héros ! Il s’est battu comme un lion ! Il est calmé maintenant. Il est même de très bonne humeur ; ris un peu, mon brave ; voyez, il rit ! Il a ses trente-deux dents, comptez-les ! Il est complet, vous dis-je. Achetez-le, citoyen agriculteur ! Il vous fera un garçon de ferme de premier ordre. Il serait capable de tirer lui-même la charrue. Oui, par Jupiter, il pourrait vous économiser un attelage. À quinze cents sesterces, cet Alcide ! Je dis quinze cents ! C’est donné ! C’est pour rien ! Pas un as à rabattre !

« Vous regardez cette jeune fille, seigneur ? Ah ! on voit que vous êtes de Rome, vous êtes un connaisseur : on dirait une statue de Praxitèle, n’est-ce pas ? Mais vous n’avez pas vu la figure. Une merveille ! La petite n’a pas voulu ôter son voile ; elle est si modeste ! Elle a toutes les qualités ! Allons, mon enfant, laisse-toi admirer ! »

La main brutale de l’esclavier, enlevant le voile, découvre un visage rougissant, dont l’ovale gracieux, les traits délicats s’encadrent d’une magnifique chevelure tressée en nattes d’un blond doré.