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COLETTE EN RHODESIA

milieu de ses traverses, elle voulut se promener partout, inspecter toutes choses, se faire décrire par le menu chacun des arrangements pris par ses fils pour son bien-être, et s’en déclara parfaitement satisfaite.

Afin de lui épargner le bruit, le va-et-vient de la rue, doublement importun quand on l’entend sans le voir, on avait établi sa chambre au rez-de-chaussée, sur le jardin, dont la pelouse, descendant en pente douce vers la Seine, offrait à la chère affligée une promenade fraîche et ombreuse qui la dispensait d’aller au dehors chercher le grand air ; — immense soulagement pour elle ! Car, en dépit de son courage, de sa haute raison, la pauvre femme n’avait jamais pris son parti de l’humiliation que lui infligeait son infirmité ; elle avait horreur de se donner en spectacle, souffrait indiciblement de toutes les petites bévues qu’impose l’état de cécité, et chaque rencontre, chaque ami d’autrefois qui pouvait s’étonner de n’être point salué du premier coup, à qui il fallait expliquer la cruelle vérité, lui infligeait un froissement d’amour-propre qu’elle se reprochait, mais qu’elle ne pouvait vaincre.

En vain, ses filles, devinant son supplice, se multipliaient, s’ingéniaient pour créer autour d’elle la calme retraite dont avaient besoin ses yeux éteints, le bon M. Massey semblait prendre à tâche de contrecarrer leurs desseins. Il était si loin, lui, nature vigoureuse et saine entre toutes, d’imaginer les souffrances morales qui peuvent résulter d’un état morbide ! Si ç’avait été lui et non sa femme que le fléau eût frappé, il l’eût pris certainement de toute autre façon : il n’aurait point tardé, par exemple, à se procurer un chien d’aveugle et à se promener allègrement par les rues, accueillant de bonne humeur et sans nulle honte la pitié, les charitables empressements qui naissent autour d’un malheureux privé de la vue, du plus précieux des biens ! Aussi, agissant pour les autres comme il eût aimé qu’on fit vis-à-vis de lui, son premier soin fut-il d’aller au-devant de ses amis d autrefois, de les convier hospitalièrement à sa table.

Dès le lendemain de l’arrivée, il en amenait un à la dernière heure, homme aimable et distingué, sans doute, mais que Mme Massey se rappelait à peine, qu’elle se fût dispensée de recevoir ce soir-là, avec la migraine persistante qui lui martelait les tempes, et dont elle redoutait d’entendre les banales condoléances, quand sa triste condition viendrait à se trahir.

À la voir si pleine d’aisance et de courtoisie, l’œil voilé, mais toujours bienveillant et doux, la parole enjouée, spirituelle, qui se fût douté qu’elle souffrait mentalement et physiquement ? Quel hôte n’eût été persuadé qu’il se présentait à propos ?

Lina, elle, à qui une reconnaissance passionnée pour sa seconde mère donnait une merveilleuse prescience pour tout ce qui la touchait, eut vite fait de deviner le désarroi qui se cachait sous les gracieuses paroles, le sourire accueillant. Et tandis que Colette allait donner un dernier coup d’œil à l’arrangement de la table, que M. Massey montrait quelques curiosités africaines fraîchement déballées, elle murmurait rapidement à l’oreille de l’affligée :

« Ne craignez rien, maman ! je suis là ! Vous m’avez promis, un jour, là-bas, de vous servir de mes yeux, de toujours vous reposer sur moi… Vous rappelez-vous ? C’était le jour même où Tottie nous fut enlevée. Quelle angoisse ! Nous croyions tout perdu, n’est-ce pas ? Eh bien ! les choses se sont arrangées. Il en sera de même ici… Dans peu de temps vous reverrez la lumière, et, jusque-là, je me placerai entre vous et les importuns. Pour aller à table, Colette prendra le bras de M. Le Breton : je m’assoirai à votre droite, Gérard à votre gauche, et tout ira pour le mieux. Comptez sur moi, petite maman chérie !…

— J’y compte, ma petite ; j’y compte ! dit avec un sourire Mme Massey, qui éprouvait autant de soulagement à parler à cœur ouvert à ses filles que de répugnance à se confier à des étrangers. Mais quelle faiblesse, quelle lâcheté est la mienne ! N’est-il pas pitoyable de se laisser gouverner par de si sottes susceptibilités ?…