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ANDRÉ LAURIE

et fleuri, il voit le jardin descendre en verte pelouse jusqu’à la Seine. Et là-bas il désigne déjà la place où l’on dressera la tente de Goliath.

« Trop beau pour être possible ! dit Henri comme ils s’arrêtent devant la porte, s’apprêtant à sonner. Franchement, ne sommes-nous point trop ridicules d’aller demander à ces gens qui s’arrondissent, se prélassent légitimement ici : « Otez-vous de là que je m’y « mette ! »

— Bah ! sonnons toujours. Qui ne risque rien n’a rien », dit son jeune frère. Il tire le bouton, demande hardiment à parler au maître pour affaire de location ; d’emblée, les deux jeunes gens se voient introduits dans un cabinet spacieux où ils trouvent un homme aux cheveux grisonnants, à qui Gérard expose leur nom, leur situation et leur requête, sans grand espoir de succès, mais sans le moindre embarras — car Gérard a à peine oublié le temps des gamineries ; tandis que Henri, lui, se sent gêné par cette démarche insolite, regrette de s’y être laissé entraîner.

Et voici que le monsieur grisonnant répond avec aménité :

« Asseyez-vous, messieurs ; je vous attendais. »

« Il nous attendait ! Elle est forte, celle-là », pense Gérard, tombant sur sa chaise.

« Il y a dix ans, reprend le monsieur, lorsque votre père remit en mes mains cet immeuble, ce fut à la condition que je le lui rendrais au bout de ce terme, s’il m’en exprimait le désir. Il me l’exprime, je le lui rends.

— Comment ? Tout de suite ? Sans pourparlers ? s’écrie Henri, stupéfié. Cela paraît à peine croyable…

— C’est tout simple pourtant. Je me trouve appelé dans l’Amérique du Sud pour prendre la direction d’une plantation importante dont je viens d’hériter. Je ne saurais trop me hâter, si je veux sauvegarder mes intérêts. Je suis donc disposé à me conformer sans délai aux termes du traité… » Et comme Henri et Gérard avaient peine à revenir de leur surprise :

« N’aviez-vous point entendu parler de ce traité ?

— Non ; ou du moins nous en avions perdu le souvenir, et sans doute notre père a fait de même ; il s’est passé tant de choses en ces dix années !

— Vous plairait-il de visiter « l’immeuble », de vous assurer séance tenante qu’il n’a point périclité en mes mains ? » demande le futur planteur, qui évidemment a autant envie de se débarrasser de son immeuble que les autres de le reprendre. On le visite de fond en comble : tout est satisfaisant, propre, aéré, agrandi. Il ne s’agit que de s’entendre sur la question financière, qui naturellement est réservée à M. Massey.

Ravi de la trouvaille de ses fils, il vient en conférer sans tarder dans l’après-midi et se voit, avec la plus vive satisfaction, demander la modeste somme de vingt-cinq mille francs pour les améliorations et agrandissements faits à sa villa.

Sur ce pied, l’affaire ne pouvait traîner ; en un rien de temps elle était conclue, le locataire, qui déjà faisait ses paquets, avait dit adieu à la France, et l’on plantait les premiers pieux de la tente provisoirement dédiée à Goliath.

Deux jours plus tard, toute la famille Massey reprenait possession de son ancienne demeure. Au fond du jardin, un kiosque en bois, rappe lant autant que possible celui qu’il habitait à Massey-Dorp, s’installait pour l’éléphant. Des saules, des peupliers, des aulnes, remplaçaient tant bien que mal les ébêniers, les magnolias géants de la terre d’Afrique ; et la Seine — on l’espérait du moins — tiendrait lieu au pauvre exilé de la rivière des Rhinocéros.

Ce fut un enchantement pour M. Massey, pour Colette, pour la brave Martine, qui déclara qu’elle croyait entrer en paradis ; — une joie mêlée d’amertume pour la pauvre Mme Massey ; mais, dissimulant vaillamment le crèvecœur qu’elle éprouvait à ne pas revoir ces murs où elle était entrée, nouvelle épousée, où Henri, Gérard, Colette étaient venus au monde, dont elle avait rêvé si souvent au