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POUR L’HONNEUR

« J’étais le notaire de Philippe : il m’apporta ce projet de vente.

« Je lui déclarai :

« — Cet acte-là ne se passera pas dans mon étude ; c’est ta ruine ; il ne sera pas dit que j’y aurai trempé les mains. »

« Il repartit que j’étais un trembleur ; d’après ses calculs, il se serait libéré avant l’échéance… Bref, un homme tout à fait emballé, sûr de lui, ne voulant rien entendre.

« L’acte fut passé à Saumur.

« De fait, Aubertin faillit avoir raison contre moi. Il est très actif ; il avait à l’étranger des débouchés superbes et il était admirablement secondé par Legonidec, devenu son alter ego.

« Tandis que l’on procédait aux nouveaux aménagements de l’usine, ce dernier était allé passer quelque temps à Nevers. Il en ramena cinq ou six ouvriers, des artistes, qui firent merveille.

« Aubertin m’avait remboursé. Nous n’étions nullement en froid ; au contraire nos relations s’étaient plutôt resserrées. Somme toute, c’est par amitié que je lui avais refusé mon concours : il l’avait compris et me savait gré de l’intention.

« De temps à autre, quand l’occasion s’offrait de causer, je m’informais :

« — Tu seras prêt ?

« — Bien avant l’heure ! »

« De fait, il put rembourser à l’échéance les deux premiers termes : cent soixante-dix mille francs. Mais il avait fait flèche de tout bois, et les quatre-vingt mille qui restaient lui donneraient du mal à réunir.

« Il me l’avoua sans détour quand approcha l’échéance définitive.

« J’avais prévu le cas.

« — J’ai trente-cinq mille francs à ta disposition, lui dis-je.

« — Ah ! tu es un ami, toi, un vrai ! s’écria-t-il en me serrant les mains. J’ai voulu obtenir un sursis d’un an pour me libérer… car… je ne te l’ai pas dit, tu m’aurais encore grondé… Devant un défi de Ramet, j’ai accepté de risquer le tout : rien à revendiquer si le prêt n’est pas remboursé intégralement à l’heure convenue.

« — Il s’est rencontré un notaire pour porter cette clause ?

« — Nous la lui avons imposée, le déchargeant de toute responsabilité. Devant deux hommes qui étaient d’accord, qu’eût-il pu dire ? Mais n’aie crainte : j’arriverai. Grâce à toi, je n’ai plus la moindre inquiétude. Je serais venu à bout de réunir les fonds à moi tout seul, sans une série de mécomptes. Depuis un certain temps, les affaires ne vont pas. On dirait que quelqu’un s’applique à me jeter des bâtons dans les roues. Mes meilleurs employés me quittent ; mes commandes les plus sûres m’échappent ; j’ai des difficultés avec mes fournisseurs ; ils semblent se donner le mot pour me manquer de parole, me laisser sans matériaux ; rien ne marche : c’est la guigne noire.

« — Cela t’étonne ?… Qu’a dit Ramet quand tu lui as demandé de proroger la date du dernier remboursement ?

« — Qu’il avait couru de trop gros risques en cette affaire pour y consentir.

« — Des risques ?

« — Il le prétend ainsi. Je pouvais mal mener ma barque, faire faillite au lieu de réussir… Voilà le raisonnement qu’il m’a tenu… Il ne la payerait pas cher, mon usine, si elle lui restait aujourd’hui pour quatre-vingt mille francs !

« — Enfin, tu en as toujours trente-cinq de prêts : vois à te procurer le reste.

« — Tu ne pourrais rien de plus, s’il le fallait à toute force ?

« — Peut-être cinq mille francs… et encore… en te les donnant, je resterais démuni. Cependant je le ferai, s’il est nécessaire. »

« Je lui aurais fourni toute la somme plutôt que de laisser s’accomplir une telle iniquité ! Mais je ne le lui dis pas.

« Quatre jours avant l’échéance, je le vis arriver rayonnant. Il m’annonça :

« — J’ai soixante-quinze mille francs.

« — Alors voici les cinq derniers. Ramet est battu ; cela me cause un certain plaisir d’y contribuer pour ma part. »