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POUR L’HONNEUR

— Je m’incline. Donnez-moi l’adresse de M. Denormand, je m’y rends tout de suite. »

L’ancien notaire était un beau vieillard de physionomie aimable. Sa lèvre rasée lui donnait l’apparence d’un magistrat d’antan. Il en avait la bouche circonspecte, le regard observateur : on le devinait très maître de ses impressions.

Cela n’empêche que ses traits s’altérèrent d’une façon visible, lorsque, après les premiers mots de politesse échangés, Pierre exposa le but de sa visite.

« Vous avez vingt-cinq ans au plus. À quel titre celui que vous cherchez vous intéresse-t-il ? Que lui êtes-vous, monsieur ?

— Rien… Je me trompe ; je suis devenu, par héritage, son débiteur pour une somme de soixante-douze mille francs en capital.

— Son débiteur pour soixante-douze mille francs ! murmura le vieillard, qui se dressa d’un élan brusque et vint se planter devant Pierre, dans les yeux une anxiété se rapprochant de l’épouvante.

— Allons, prononça celui-ci, je touche à la vérité, je le vois. Vous la connaissez, n’est-ce pas, monsieur, cette histoire ?

— Si je la connais ! Mais encore faut-il… »

À son tour Pierre se leva. Il était devenu très pâle ; la sueur perlait à ses tempes… Plus à hésiter, cependant !

Résolument, il prit dans un carnet la lettre d’Odule Saujon et la tendit à son interlocuteur.

Celui-ci, qui l’avait observé avec une pitié croissante, repoussa de la main le papier.

« Tout à l’heure, fit-il d’une voix triste. Ah ! mon enfant, je crois que nous allons passer un cruel quart d’heure, vous et moi ; moi surtout ! Car, vous… c’est la faute d’un autre que vous expiez. »

Pierre inclina silencieusement la tête.

« Et moi… je vais expier un jugement trop légèrement porté contre un camarade d’enfance, presque un ami !

« Il se nomme Legonidec, monsieur, celui que vous cherchez. C’est un Breton, avec qui je jouais sur la plage quand mes parents me conduisaient à la mer.

« J’avais douze à treize ans ; lui, guère plus. Nous habitions une maison de pêcheurs — le hameau n’en contenait alors qu’une vingtaine, et pas d’hôtel. — Legonidec était mon compagnon préféré. Nous courions le pays ensemble, et souvent il m’emmenait pêcher ou me promener en barque.

« Il était orphelin et n’avait d’autres parents que des cousins se souciant peu de lui. À ma prière, mon père le ramena avec nous et le plaça en qualité d’apprenti chez M. Aubertin, le père de Philippe, qui, lui, est mon camarade de collège.

« Il s’écoula pas mal d’années.

« Lorsque Philippe devint chef de maison, — une pauvre petite usine de céramique agencée d’après les anciennes méthodes et qui nourrissait à grand’peine son propriétaire, — Legonidec passa contremaître.

« Toutes les réformes, tous les perfectionnements d’outillage, c’est à son instigation qu’Aubertin les appliqua…

« Mais asseyons-nous donc, monsieur », s’exclama soudain le vieux notaire, s’apercevant que dans leur trouble ils se tenaient debout.

Et, avec un bon sourire paternel :

« Allons, courage ! vous avez le beau rôle, jeune homme. Moi, je vais avoir à m’accuser devant vos vingt-cinq ans… et à en accuser d’autres… »

Il soupira longuement avant de reprendre :

« Aubertin était rongé d’ambition. Il rêvait tout à la fois d’une grande fortune et d’une situation en vue.

« Sa femme lui avait apporté quarante mille francs ; mais, cette ressource employée, il se voyait loin encore d’avoir établi sa fabrique sur le pied où il la voulait.

« Il vint un jour me demander conseil au sujet d’un emprunt. Je le détournai de se mettre dans les dettes, me rappelant soudain l’opinion de son contremaître. Nous nous voyions toujours de temps à autre, Legonidec et moi. En dehors de rencontres de hasard ou des visites échangées parfois le dimanche, il venait régulièrement, à chaque trimestre, m’apporter ses économies à placer.