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P. PERRAULT

— Je parlerai à l’adjudant, promit de Mortagne. Tiens, remarqua-t-il, notre bonhomme discute son marché avec l’homme à la cage. Mirande n’a pas traîné pour faire la commission. Alors, tu prends ce petit à ta remorque, Marcenay ?

— Jusqu’à Beaune, oui. Il me paraît savoir si peu de chose de la vie ! »

On avait apporté le café, les liqueurs ; la fumée de leurs cigarettes embuait peu à peu la grande pièce où ils étaient seuls. Sept heures venaient de sonner. Bien que l’on fût aux derniers jours d’août, le gaz était déjà allumé et jetait sur les choses, qu’éclairait encore un peu la lueur d’un soir très pur, sa clarté fausse qui semblait les ternir.

« Mais vous y arriverez en pleine nuit, à Beaune, remarqua le comte de Trop, s’apercevant soudain de ce changement de lumière.

— À neuf heures cinquante. L’hôpital sera fermé, c’est vrai, murmura Pierre, ennuyé de cette complication qu’il n’avait pas prévue.

— Bah ! ce gamin dormira à la belle étoile. Pour une nuit ! en cette saison ! Il n’a pas l’air d’habiter un palais, d’ordinaire, et je le crois fort débrouillard. Écoutez-le discuter son marché ; est-il amusant ! » fit Courtois.

Vivement, Marcenay se leva et rejoignit Greg alors en train de faire l’article pour tâcher d’échanger la cage contre une de ses bêtes.

« Garde tes oies, mon enfant, dit Pierre. Nous réglerons cela plus tard, ajouta-t-il, ayant remarqué la rougeur humiliée du petit. Le train sera en gare avant dix minutes. Encage ta volaille ; moi, je m’occuperai de nos deux billets. »

Les camarades de Pierre l’avaient précédé sur le quai, hors le comte de Trop qui était venu le retrouver dans la cour.

« Écris-moi souvent, ne fais pas le paresseux, suppliait Marc. Ce que je vais m’ennuyer, toi parti !

— Secoue cela, mon pauvre vieux ; le service en pâtirait. On n’a de goût à rien quand on se laisse gagner par l’ennui. Ne va pas t’attirer des histoires, à présent que…

— Que tu n’es plus là pour veiller au grain… J’y tâcherai, répondit le jeune homme. Et puis j’espère bien avoir mes trente jours de permission après les manœuvres. J’en passerai la plus grande partie chez ma tante ; c’est-à-dire à Dracy, chez la grand’mère, puisqu’on est convenu de s’y réunir aux vacances.

— Les deux propriétés se touchent : c’est parfait, nous serons constamment l’un chez l’autre. Bonne idée qu’a eue ton oncle d’acheter cette maison de campagne pour sa mère. Alors on peut se dire « à bientôt ». À moi aussi, tu vas me manquer, ajouta Pierre, songeant aux deux vieux visages qu’il aurait pour seule compagnie.

— Où est passé le comte de Trop, le sais-tu, Marcenay ? cria soudain Dolmer, de la barrière où il s’appuyait.

— Il est avec moi : nous vous rejoignons.

— Le comte de Trop !… murmura petit Greg, laissant du coup échapper l’oie qu’il tenait, le comte de Trop !… »

Il examina longuement le jeune homme. Son regard avait tout à fait perdu son expression charmante, un pli amer serrait ses lèvres devenues presque blanches.

Il était troublé à ce point que si l’oie ne fût revenue se frotter à ses jambes, il ne se serait pas rappelé ce qu’il était en train de faire.

« Qu’est-ce qu’elle dira, Catherinette, quand elle saura que le comte de Trop est un beau sous-officier qui demeure à Dôle, et que j’ai soupé ce soir à la même table que lui ?… Si c’est croyable ! marmottait-il, Greg Chaverny à table avec le comte de Trop ! Qu’est-ce qu’elle en dira, Catherinette ?… »


P. Perrault.

(La suite prochainement.)