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POUR L’HONNEUR

curieux de se renseigner, je le voyais bien, — c’est même ce qui me faisait prêter attention à leur entretien, — son voisin avait peine à lui arracher les paroles. C’étaient des « oui », des « non », guère plus. Quand elle s’est aperçue que j’écoutais, elle a déclaré : « Vous ne me ferez point causer, Zéphirin. Les affaires dont la justice s’est mêlée, j’ai ouï dire par défunt mon père qu’il en cuisait toujours d’en souffler mot. Elle nous a fait assez d’ennuis à tous, avec cette histoire, dans le temps, la justice ! »

Pierre eut un geste consterné.

La justice ! Ah ! il avait bien pressenti qu’elle avait dû être informée et agir. Elle n’avait pu découvrir le coupable… À qui l’idée fût-elle venue d’une substitution ? Ayant quitté le bazar le premier, le plaignant ignorait qu’un autre, parmi les voyageurs de la patache, possédât un portefeuille pareil au sien. Et les soupçons s’étaient portés sur les gens de service. Pauvres diables ! Ce sont toujours les miséreux qu’on est tenté d’accuser…

À tout prix, il lui fallait retrouver cette femme, la décider à parler, fût-ce en la payant. En somme, ce ne serait qu’une dette acquittée : la compensation des ennuis soufferts autrefois.

Il demanda à Mlle Brigitte :

« Vous la reconnaîtriez, mademoiselle, cette personne ?

— Pour ça, oui ; aisément même ! Elle est bossue. Mais ce n’est pas quelqu’un de la paroisse, ni du canton. Je la croirais plutôt native des environs d’Airvault ; elle porte le coeffage sans mentonnière, comme c’est la coutume par là-bas.

— Ne vous tracassez point, monsieur Marcenay, Omer vous la trouvera ; c’est rare, chez nous, les infirmes, dit Mme Fochard, redressant sa taille que le corset n’avait jamais déformée, et qui s’élevait droite comme un peuplier. Vous irez ensemble dire bonjour aux uns, aux autres ; à force, vous finirez par « geindre[1] » cette bossue : le plus dur, ce sera de la faire parler… »

Cette longue digression avait rejeté au second plan le motif qui amenait Mlle Brigitte ; mais il était de trop grande importance pour qu’elle le perdît de vue.

Le chapitre de l’accident épuisé, elle y revint sans transition :

« J’étais montée vous consulter à propos du gâteau, annonça-t-elle. J’ai pensé à m’entendre avec la marraine de Joséphine, afin que nous le donnions à nous deux. Qu’en dites-vous, ma chère ? »

Pierre écoutait, passablement étonné. Quel gâteau était-ce donc, qu’il fallût se mettre à deux pour l’offrir ?

L’idée lui vint de se substituer aux marraines des jeunes filles ; il en sollicita l’autorisation.

Mme Fochard fit des cérémonies avant d’accepter. Mais, pouvoir annoncer que « l’ami du garçon » avait donné « à lui tout seul » le gâteau des accordailles flattait singulièrement son amour-propre. On verrait qu’ils étaient « cossus », les camarades de régiment d’Omer !

La voyant opiner du haut de son coeffage, Mlle Brigitte acquiesça, elle aussi.

Toutefois, elle crut devoir recommander au jeune homme :

« N’allez pas faire de folies ! choisir un des grands moules ! Ceux-là, on les réserve pour le jour des noces. Tenez ! je crois prudent de vous accompagner.

— Permettez que je décline cette offre obligeante, fit Pierre en riant. Je prétends me tirer d’affaire sans aide. Où se commande le gâteau traditionnel ?

— Chez notre boulanger. Il possède un four de dimensions à cet usage. Pour la recette, elle n’a varié ni d’un œuf, ni d’une once d’amandes depuis des siècles. Ah ! monsieur Marcenay, on peut dire que nous y tenons, nous, à nos coutumes ! Nous en sommes fiers ; et il y a de quoi, dame ! Ça prouve que nous ne sommes pas d’aujourd’hui, comme ces villes qui se bâtissent, dit-on, en Amérique, le temps d’aller à Niort et d’en revenir… »

Deux ou trois jours plus tard, écrivant à l’oncle Charlot, après lui avoir appris quelle rencontre providentielle l’avait mis sur les

  1. Atteindre.