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POUR L’HONNEUR

même, j’ai dû m’en charger ; je voudrais bien m’en tirer à mon honneur. »

Les deux femmes étaient parties à rire, en écoutant Pierre parler d’accident de voiture comme d’un point de repère : rien de plus commun en ce pays, où chaque fermier possédait un cheval et ne manquait ni foire ni marché à cinq lieues à la ronde.

« Mais on les compte par centaines, les accidents de voiture, s’exclama Mme Fochard. Pas de semaine où il n’en survienne ici ou là. Les cerveaux s’échauffent, on n’y voit pas bien clair, le soir, pour retourner chez soi, et… dame !… à un tournant, voilà l’équipage dans le fossé ! La chose s’est passée ainsi pas plus tard qu’avant-hier.

— L’accident dont je veux parler est survenu à une diligence, à l’entrée de Thouars, et il a eu des suites assez tragiques : le conducteur s’est cassé la jambe, et un voyageur de l’impériale, celui-là même dont je m’efforce de découvrir les traces, a dû être fortement endommagé, car en tombant il s’est évanoui. »

Mlle Brigitte souriait. Dans ses petits yeux noirs, bridés d’un réseau de rides, brillait le triomphe d’une vanité sûre d’elle. Ce qu’allait révéler la vieille fille confirmerait si à point l’éloge fait de sa mémoire, qu’elle se réjouissait par avance de l’ébahissement de Marcenay.

Frappé de ce changement de physionomie, celui-ci considérait l’ancienne directrice de poste avec perplexité.

Tenait-il enfin une piste sérieuse ? Savait-elle quelque chose ? Ou bien allait-il, une fois de plus, tomber sur un de ces racontars sans valeur, comme il en avait tant entendu cette dernière quinzaine ?

Mlle Brigitte paraissait se recueillir.

Après une ou deux minutes de silence, jugeant la curiosité de Pierre à son paroxysme, et sa coquetterie de conteuse assurée d’un succès d’attention comme elle les aimait, — qui n’a pas ses petites faiblesses ? — Mlle Brigitte se décida enfin à prononcer :

« Vous avez raison, monsieur, en affirmant que cet accident-là ne ressemble point aux autres ; mais vous ignorez encore par quoi il en diffère surtout. Il n’est pas besoin de posséder une mémoire rare pour en garder le souvenir. J’ai pu être mieux renseignée que la plupart, il est vrai, ayant connu sur-le-champ tous les détails de l’aventure. Mon père était à ce moment-là très malade ; le médecin venait chaque jour. Il sortait de la maison,