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LA PÊCHE EN RIVIÈRE

rayons du soleil couchant, somnolait presque, faisant à cet endroit un léger remous glauque et sibyllin.

Pendant ce temps, le maître d’armes sortait d’un panier une corde à nœuds.

« C’est votre ligne, cela, Chauvelot ?

— Non, monsieur le lignard, sauf votre respect ; simplement l’échelle par laquelle, sûr de moi, daignera remonter Tournefol ; car vous devez vous apercevoir que, ici, ça manque de ponton, de débarcadère.

— En effet. Mais si le major descendait un peu plus bas, la berge est moins escarpée.

— Question de gymnastique ; faut pas contrarier le major, qui est libre après tout de choisir son terrain et de se fendre à volonté. »

Le major fit la culbute et disparut dans le gouffre.

Au bout du sixième plongeon, Tournefol avait pris dix superbes truites, dont une retomba dans son élément. Le plongeur, à chaque fois, grimpait après la corde à nœuds que lui avait tendue Chauvelot, celui-ci renversant aussitôt son torse en arrière et en portant la jambe gauche en avant afin de mieux supporter le poids du corps mobile suspendu en bas. À de certains moments, on eût dit que Tournefol flottait dans l’espace.

Je n’en pouvais croire mes yeux, le vertige me prenait : j’avais peur. Encore aujourd’hui, songeant à cette pêche fantastique, je ne suis pas bien sûr d’en avoir été témoin. Mais vous, les anciens d’Annecy, et vous, gentes dames de l’auberge du Pont-Vert, qui fîtes fête aux truites de la Saint-Jean, si la Parque n’a pas coupé le fil de vos jours alors semés de roses, dites de quoi était capable le pêcheur Tournefol, tambour-major du 30e de ligne !…

Il est une autre manœuvre qui, étant donné un cours d’eau à fond inégal et extravasé, consiste à nager « en chien », de façon à soulever l’écume autour de soi en gagnant le large, pour revenir à son point de départ en décrivant des courbes graduées. Au moyen de cette savante manœuvre, le nageur chasse devant lui le poisson affolé, qui se blottit dans les herbes du bord, sous les pierres, dans les trous de la rive non profonde. C’est ce qu’on appelle « battre l’eau ».

Après cette baignade, notre homme n’a plus, comme on dit, qu’à se baisser pour en prendre.

Battre l’eau est un acte illicite au premier chef ; mais le moyen d’empêcher les gens de nager en chien ! Le garde-pêche, s’il se trouve là par hasard, ne peut pas savoir s’il s’agit d’un exercice natatoire ou d’un exploit de braconnage. Quant au poisson, une fois passée la peur, il paraît tout heureux d’être cueilli à la main, après avoir été préalablement chatouillé sous le ventre. Aucun doute à cet égard.

Autre souvenir, tout à fait personnel et familial, celui-là. Il y a quelque trente ans, sur les bords de l’Yerre Dunoise, rivière à truites dont le lecteur se rappellera peut-être le nom, j’avais péché toute la matinée sans rien prendre, l’eau ayant été battue par une bande de pirates. « N’importe, me dit mon frère Alexis, puisque tu as amené la maman, nous mangerons du poisson ce soir. Viens ! tu me tiendras les jambes. »

Cette fonction de teneur de jambes ne m’était pas étrangère ; aussi n’eus-je qu’à suivre docilement le pêcheur, qui s’arrêta devant une sorte de ressaut de terrain, sous lequel la rivière faisait flèche. Après avoir relevé jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, mon frère se coucha sur cette berge inclinée, la tête presque dans l’eau, puis de la main explora un assez long temps la houle.

« Tiens-moi bien, Émile, j’en tiens une belle », balbutia-t-il enfin comme dans un hoquet. Et il sortit la bête de son trou, lui aux trois quarts aveuglé par l’eau, pour recommencer un peu plus loin avec le même succès. Notre mère, de l’autre rive, assistait à ces ébats singuliers, y prenait joie, vu l’absence de tout danger pour les siens.

La méthode du plat ventre vous expose moins qu’une autre aux rhumatismes ; car chacun sait que les rivières à truites, alimentées par des eaux de source, sont presque toujours glaciales.

Mais, en principe, à moins que l’on ne pratique cette pêche comme l’ex-tambour-major