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P. PERRAULT

Tout à coup, prenant son parti :

« Au revoir, monsieur, prononça-t-il avec résignation ; je finirai mon voyage à pied. »

Et, doucement, en les caressant et les appelant par leur nom, il se mit à pousser ses oies du côté de la sortie.

Ce colloque avait été si rapide, qu’occupés à détailler le costume du jeune garçon, les sous-officiers n’avaient point encore repris leur place à table ; Marcenay intervint :

« Beaune est loin, mon petit. N’entreprends pas ce trajet à pied, tu en aurais pour trois jours. »

S’entendant interpeller par cette voix bienveillante, l’enfant s’était retourné.

Il répondit avec philosophie :

« Que voulez-vous, monsieur ? j’y emploierai le temps qu’il faudra. Je finirai bien toujours par arriver.

— Il y aurait peut-être un moyen d’arranger les choses. Attends une minute. »

Pierre alla présenter sa requête au chef de gare, qui répondit par un signe de tête affirmatif et par l’indication de la soute au charbon.

« Renferme tes bêtes dans ce réduit, là-bas, dit le jeune homme, et viens ensuite dîner avec nous. On avisera pendant ce temps à te procurer une cage. Un homme d’équipe ne pourrait pas aller en ville ?

— Pas maintenant ; tout le monde est occupé.

— Je ferai la commission en m’en retournant, marchef, prononça gaiement une voix essoufflée.

— Tiens ! Mirande ! D’où sortez-vous, mon cher garçon ? Vous êtes couleur sang de bœuf.

— J’ai fait la trotte du quartier ici au pas gymnastique ; j’avais si peur d’arriver trop tard ! Je ne voulais pas que vous partiez sans que je vous aie dit adieu et remercié encore une fois. Je vous garderai toute ma vie de la reconnaissance pour la bonté que vous m’avez témoignée. Au revoir ! monsieur Marcenay. Que Dieu vous rende le bien que vous nous avez fait à tous ! Vous dites qu’il faut une cage à volaille pour ce bambin ? Il en aura une d’ici une demi-heure ; je sais où on en vend. Je la ferai envoyer devant moi.

— Demandez la moins chère, recommanda l’intéressé.

— Choisissez la plus solide, Mirande, vous entendez : le prix me regarde. Adieu… peut-être au revoir ; sait-on ? »

Et, lui tendant la main :

« Je suis bien touché de votre démarche, mais sauvez-vous, vous seriez en retard. Allons, petit, enferme tes oies et à table. »

Les jeunes gens reprirent leur place. Le comte de Trop s’efforçait de mettre les morceaux en quatre, afin de rattraper les autres. Pierre faisait ajouter un couvert à sa gauche pour son invité.

Celui-ci ne tarda pas de paraître. Sans embarras ni timidité, il vint s’asseoir à la place qu’on lui désignait, déplia sa serviette, l’étendit sur ses genoux après avoir regardé comment en usaient ses voisins, et se laissa servir.

Il rit de plaisir à voir s’étaler sur son assiette une belle tranche de gigot arrosée d’une sauce brune et entourée de pommes de terre bien rissolées :

« Tu ne mangeais donc pas tous les jours du gigot chez toi ? observa Omer Nochard plaisamment.

— Le jour de Noël et le jour de Pâques, ma mère Norite achetait un morceau de viande, et pas gros !

— Où vas-tu comme ça ? interrogea de Mortagne.

— À l’hôpital de Beaune. Elle est morte, la mère Norite.

— C’était ta parente ? fit Pierre.

— Non. Des parents, il y a longtemps que je n’en ai plus. J’avais six ans quand j’ai perdu mon grand-père et je ne me souviens ni de mon père, ni de maman : j’étais petit, petit quand ils sont morts.

— Et que vas-tu faire à l’hôpital de Beaune ? demanda Courtois à son tour.

— J’y vais retrouver une amie de maman, Catherinette, la fille de notre voisin. Elle n’est pas religieuse à cause qu’elle est quasiment infirme et que, des fois, il lui faut rester des semaines et des semaines dans son lit. Mais, sitôt son mal passé, elle sert les autres malades.