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P. PERRAULT

« Eh bien, quoi ? s’écria-t-elle, prenant les devants par crainte de voir Pierre formuler un avis qu’il serait ensuite malaisé de battre en brèche, M. Saujon se laissant toujours influencer par son neveu ; eh bien, quoi ? Odule s’est fort exagéré les choses. En comptant juste, il doit à ce bonhomme ou à ses héritiers soixante-douze mille francs, plus les intérêts ; mettons, pour y aller largement, les intérêts composés : c’est tout ! À cinq pour cent pendant vingt-cinq ans, cela fera déjà un assez joli denier. »

Pierre hochait la tête, l’air de peser la valeur de l’argument. Après avoir médité une à deux minutes, il répondit d’un ton déférent, avec l’accent d’un homme qui s’est laissé convaincre :

« Votre calcul est exact, ma tante. C’est un emprunt forcé, mais, à le considérer tel, on peut admettre votre raisonnement, surtout en allant jusqu’aux intérêts composés. Je crois les intentions de l’oncle Odule suffisamment interprétées ainsi.

— N’est-ce pas ? Je t’avoue que je ne te supposais pas tant de bon sens… du moins en affaires », se hâta-t-elle d’ajouter, craignant d’avoir froissé « son médecin ordinaire ».

Mais celui-ci se montra bon prince et répondit philosophiquement :

« C’est que vous ne me connaissez pas bien.

— Alors que penses-tu faire ? »

Et, tout de suite, sans donner à Pierre le temps de répondre, elle reprit avec une vivacité enjouée :

« Je le sais bien, moi, ce que je ferais si j’avais seule voix au chapitre ; je jetterais tout bêtement cette lettre au feu. Il est mort ce bonhomme, puisque Odule le jugeait vieux déjà il y a vingt-cinq ans. Ses héritiers ?… ils ont fait depuis longtemps leur deuil de ces soixante-douze mille. Ils ne sont point à eux, d’abord, puisque leur père ne les possédait plus…

— Peste ! comme vous y allez ! fit le jeune homme en riant. J’aime mieux votre première combinaison. Et, à la réflexion, vous aussi, croyez-moi, vous lui donnerez la préférence. Agir ainsi serait hériter des remords de l’oncle Odule en même temps que de son argent. Et… les remords… il n’est rien de tel pour détraquer l’estomac, enlever l’appétit.

— Je plaisantais.

— J’aurais dû le comprendre, fit-il poliment. Après tout, il se peut qu’il soit introuvable, cet homme. Mon devoir est de le chercher ; mais, si mes démarches sont vaines, il n’y aura pas de notre faute… Pour conclure, rapportez-vous-en à moi du soin de vos intérêts. »

Elle le dévisagea de son regard aigu, un reste de méfiance dans ses prunelles pâles, estimant que, pour un garçon qui d’ordinaire affectait le désintéressement, il avait évolué bien vite.

Mais les traits de Pierre étaient si calmes ! ses yeux si limpides ! Et pas trace d’ironie au fond…

« Le pouvoir de l’argent, se dit-elle. Quand on en a goûté !… »

Tranquille, cette fois, elle prononça :

« Agis donc pour le mieux. C’est égal, Odule n’avait pas besoin de nous tracasser avec ses histoires d’il y a vingt-cinq ans. J’avais déjà calculé que cela porterait notre avoir et le tien à douze cent mille francs : les voilà entamés.

— Remarquez que la succession est de dix-sept cent mille francs.

— D’accord. Mais puisque les revenus se partagent par moitié, c’est comme si nous jouissions du capital. Tu ne peux l’aliéner sans l’assentiment de ton oncle ?

— Non.

— Eh bien, les frais devant emporter pas loin de cent mille francs, à ton compte, restait à chacun huit cent mille… Avec ce que nous possédons, cela montait juste à douze cents, s’il n’y avait pas eu cette créance. Je me demande si je veux arrêter la femme de chambre qu’on me propose, ajouta-t-elle indécise.

— Certes ! dorlotez-vous : votre santé l’exige et votre fortune vous le permet. »

Durant ce singulier entretien, l’oncle Charlot, dont les larmes coulaient toujours, se suivant comme des grains liquides au coin de ses yeux navrés, l’oncle Charlot n’avait pas cessé d’observer son neveu.