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P. PERRAULT

Mme Saujon, Pierre trouvait du charme à cette existence en commun, qu’il ne partageait, au reste, qu’à l’époque des vacances.

Mais elle était morte à son tour, sa chère maman ; personne n’avait plus d’influence sur sa tante Caroline…

Un sourire effleura cependant la lèvre de Pierre, tandis qu’il réfléchissait à ces choses.

« Bah ! murmura-t-il, quand elle me cassera la tête avec ses sempiternelles criailleries, je prendrai mon fusil et j’irai tirer des grives dans mes vignes. Et puis, je vais lui apparaître investi d’un certain prestige. Que je ne rate pas mon affaire, et je deviens à ses yeux un personnage auquel il serait imprudent de s’attaquer : un augure !… »

À se rappeler ce qui lui vaudrait une considération si haute et si précieuse, le jeune homme se sentit repris du fou rire qui l’avait saisi deux mois auparavant, en lisant une lettre de sa tante. Voici la teneur de cette mémorable épître :


« Mon cher neveu,

« Il y a bien longtemps que tu ne m’as donné de tes nouvelles. Tout le monde autour de nous s’informe de toi. On s’étonne que tu ne sois pas venu en congé à Pâques, et on se hâte d’en conclure que nous sommes brouillés.

« J’ai assez à faire de me défendre contre les insinuations des méchantes langues. Elles vont jusqu’à prétendre que tu as renoncé à te fixer auprès de moi et de ton oncle, ainsi que c’était convenu du vivant de ta mère.

« Je suis très mortifiée de tous ces bavardages et j’ai hâte de clore le bec à ces commères qui sont après moi comme un essaim de guêpes avec leurs questions. On croirait que ça leur rapportera quelque chose que tu viennes vivre chez nous.

« Écris-moi donc une lettre dont je puisse leur lire, à tout le moins, le passage où tu affirmeras que rien n’est changé dans tes projets ; tu m’obligeras.

« Encore ceci :

« Avant de quitter le régiment, ne pourrais-tu pas apprendre un peu de médecine ; rien que ce qu’il te sera nécessaire d’en connaître, pour être à même de soigner mes pesanteurs d’estomac et mes autres misères habituelles ?

« Tu me dois bien cela, à moi qui t’ai tenu sur les fonts baptismaux et n’ai pas cessé depuis lors de te combler de mes bienfaits.

« Ce qui m’a suggéré cette idée, c’est ce que j’ai lu ce matin dans mon journal.

« Il annonce qu’un professeur vient d’inventer une méthode au moyen de laquelle on arrive à parler l’anglais et l’italien après six semaines de leçons.

« L’anglais est certes plus malaisé à se mettre dans la tête que quelques bribes de médecine, et tu as plus de six semaines pour étudier.

« Je compte donc sur toi et je t’embrasse en me disant ta tante affectionnée.

« Caroline Saujon. »


« P.-S. — Odule a écrit avant-hier. Il retarde encore son voyage de France ; mais, cette fois, c’est par raison de santé.

« Il se dit très atteint. Qu’il n’exagère pas, et nous pourrions bien hériter avant peu. »

Si la dernière partie de la lettre de sa tante avait follement diverti Pierre, ce post-scriptum, aussi bien que le silence gardé sur son oncle Charles, lui avait causé une véritable exaspération… Devant la perspective d’avoir à supporter un voisinage aussi antipathique, un instant le jeune homme avait hésité.

Pourquoi ne pas habiter le joli chalet qu’avait jadis fait construire son père en prévision d’une installation définitive, et qu’il serait tôt fait d’aménager, encore que les vignerons qui l’occupaient depuis dix ans y eussent commis pas mal de dégâts.

Il serait si près de son oncle ! c’était tentant…

Pierre ne s’était pas laissé séduire, toutefois. Son affection pour le vieillard l’avait emporté sur des considérations secondaires à ses yeux, puisqu’elles n’intéressaient que son propre bien-être.

Et, par retour du courrier, il avait répondu à Mme Saujon :