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ANDRÉ LAURIE

réclamait avant tout sa présence et ses soins.

— Et toi, Gérard, ne seras-tu pas tenté de te joindre à lui, si la guerre se prolonge au delà de l’époque de la guérison de maman ?

— Pas le moins du monde ! Nous avons donné notre coup d’épaule ; nous sommes en régie avec les belligérants, j’ajoute que j’ai d’aussi bonnes raisons que Henri pour vouloir tirer vers le Nord, tandis que sa pensée reste tournée vers le pôle Sud…

— Pauvre Henri ! soupira Lina ; on disait, n’est-ce pas, que Nicole allait suivre son père et tous les siens à l’armée de Cronjé quand nous avons quitté le kopje ? C’est dur pour lui, il faut en convenir, de ne pouvoir ni frapper un coup auprès d’eux, ni leur donner des soins s’il est nécessaire, ni même avoir des nouvelles certaines…

— C’est dur, en effet ! répondit Gérard, surtout avec un état de choses comme celui que nous voyons. En vérité, il n’y a pas plus de raison de voir finir cette guerre dans deux mois que dans dix ans !… »

L’heure du départ arrivait. Les fiancés regagnèrent d’un temps de galop le pied de la tour au moment même où M. Massey se tenait prêt à donner le signal de l’exode.

« C’est bien ! dit le chef avec un coup d’œil d’affectueuse approbation aux deux frais visages tout roses de leur course et respirant la joie en dépit du grand chagrin que Lina croyait éprouver. Voici ce que j’appelle la véritable exactitude ! Arriver à l’heure, ni trop tôt, ni trop tard… Les troupes qui connaissent ce secret ne souffrent jamais la défaite… »

Sur quoi l’aiguille ayant marqué huit heures, il ajouta :

« En marche !… »

Et la petite troupe s’ébranla.

Le but de cette première partie du voyage était le havre portugais de Bazakouto, où le yacht Lily était à l’ancre. On y arriva en trois semaines de marche, sans incidents, à travers un pays encore tranquille.

Lord Fairfleld avait offert à tous l’hospitalité à son bord, et lady Théodora avait joint à cette invitation ses instances les plus pressantes. Une circonstance particulière avait aidé à faire accepter cette offre. Goliath eût difficilement trouvé place à bord d’un paque bot, et tous étaient résolus aux plus durs sacrifices plutôt que de se séparer d’un ami si cher et si digne de l’être. Autant que les Massey, lady Théodora entrait dans ce sentiment ; car, toujours très amie de l’éléphant, elle lui avait voué, depuis son dernier exploit, l’affection que l’on donne à un frère d’armes, et eût cru commettre une trahison en ne lui ménageant pas sur le yacht de son frère une place d’honneur.

L’apparition du Lily avec ses cuivres étincelants, ses formes élégantes, ses légers agrès, ses tapis, ses tentures, ses cabines admirablement aménagées, fut comme un premier avant-goût de l’Europe, un retour à la vie civilisée. On s’embarqua par un temps favorable ; vers le quinzième jour, on se trouvait au dixième degré de latitude, au large de cette pointe du Somali, où Colette, Gérard et Lina s’étaient vu jeter sans protection, sans ressources, sans autre soutien que leur affection réciproque et leur invincible courage. De quel œil ému, terrifié rétrospectivement, tous regardèrent au passage cette terre inhospitalière qui avait failli devenir leur tombeau ! Lady Théodora, qui pourtant rapportait cette fois de ses voyages une provision de souvenirs n’ayant rien de banal, était bien près de juger médiocres les aventures et les dangers qu’elle venait de traverser, comparés à l’épopée de ses jeunes amis. Lord Fairfleld paraissait à peine moins intéressé qu’elle-même à tout ce qui touchait au naufrage de la Durance. Tout à fait remis aujourd’hui de ses blessures, il avait pris le commandement de son yacht, et libre de ses mouvements, n’étant pas tenu d’arriver à un jour, à une heure dite, il se complut autant que M. Massey et Gérard à explorer les parages où avait eu lieu le sinistre, à tâcher de retrouver la place même où le Hamburger venant heurter violemment le transatlantique, faisait sombrer l’énorme navire, réduisait à néant des centaines d’existences !…

Quant à Mme Massey, la traversée de ces