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« Du champ voisin, où il avait été projeté, le cocher, une jambe cassée, appelait au secours. Pour le voyageur de l’impériale, il ne disait rien, étant évanoui.

« Tandis que les autres relevaient le cheval pris dans ses harnais et dételaient son camarade, le médecin, ma voisine de coupé et moi entourions les deux blessés. Soudain, la dame se tourna de mon côté et me dit :

« — Monsieur, ce portefeuille est bien à vous ? »

Je palpai la poche intérieure où j’avais glissé le mien : elle était vide.

« — J’en étais sûre, ajouta ma voisine. Je vous l’ai vu entre les mains quand vous l’avez passé de votre pardessus dans ce vêtement. »

« Je remerciai et je réintégrai ce que je croyais en toute sincérité être mon bien.

« Le médecin jugeait l’état de l’étranger très grave ; pour le cocher, on ne pouvait songer à le transporter autrement que sur une civière.

« Obligé par le départ du bateau, ma place étant retenue, à ne pas perdre un instant, je ne pouvais attendre. Des paysans et un cantonnier qui travaillaient à peu de distance étaient accourus à notre aide. Le cantonnier m’offrit sa brouette et ses services pour charrier mes bagages à l’hôtel du relais où j’avais décidé de me rendre en toute hâte, afin de ne point manquer la correspondance. Pressée d’être arrivée à Tours, où l’appelait la mort d’un parent, ma voisine de coupé prit le même parti que moi.

« Nous emportions les instructions du médecin, et, avant que nous eussions quitté Thouars nous-mêmes, deux civières et des chevaux frais étaient envoyés à l’équipage en détresse.

« Je n’avais point à changer mes valeurs françaises. À cette époque, des détachements de notre armée du Mexique rentraient par chaque paquebot. Les payeurs seraient enchantés de transformer l’or étranger, qui leur était remis pour faire la solde, contre mes billets de banque ; je le savais par un officier rencontré à Parthenay, celui-là même dont les récits sur le Mexique avaient déterminé mon choix.

« Sitôt sur le bateau, je serrai mon portefeuille au fond de la petite malle que j’avais donné l’ordre de déposer dans ma cabine ; une malle fermant à secret, dont je m’étais muni, toujours sur les conseils de l’officier, en vue des hôtels très peu sûrs où il me faudrait séjourner en arrivant.

« Je suis absolument sincère en déclarant ceci : je n’avais point pris garde que mon portefeuille était plus épais qu’au départ. J’avais débarqué depuis quinze jours à Vera-Cruz, lorsque j’eus pour la première fois l’occasion de l’ouvrir. Je fus stupéfait d’y trouver, au lieu des huit mille francs en billets de cent francs que j’y avais serrés, quatre-vingts billets de mille francs.

« Je supposai tout, même un miracle, avant d’entrevoir la vérité. Et encore… comment admettre que ce bonhomme, si simplement mis, eût en sa possession quatre-vingt mille francs !

« Car, dans l’ordre naturel, cela seul avait pu se produire : un échange des deux portefeuilles au moment de l’accident de voiture ; ma voisine ramassant celui du voyageur évanoui et me le remettant à la place du mien tombé aussi.

« Que faire ? écrire au maire de Thouars, lui exposer mon cas, le prier de rechercher la personne à qui appartenait cet argent, et le restituer au plus vite. Oui… voilà ce que commandait ma conscience formée par d’honnêtes parents…

« Mais, entre ce devoir rigoureusement imposé et moi, se dressait une tentation terrible.

« Une occasion s’offrait de faire fortune en peu de temps ; mes seuls capitaux n’y eussent point suffi ; avec ceux que les circonstances avaient mis entre mes mains, j’étais certain de réussir.

« Et voici par quel raisonnement je fis taire mes scrupules :

« — J’associerai celui dont je conserve les fonds, me dis-je. Je partagerai avec lui les bénéfices. Au lieu de soixante-douze mille francs, c’est deux, trois cent mille, peut-être davantage, que je lui rembourserai dans six