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P. PERRAULT

On était au jeudi.

N’ayant point de classe, petit Greg était revenu chez lui étudier ses leçons du lendemain.

Personne ne le savait là ; d’autant que, pour ne pas troubler le sommeil du matin de l’oncle Charlot, le meilleur et bien souvent le seul que goûtât le paralytique, l’enfant avait pris l’habitude, à cette heure matinale, de sortir et de rentrer par sa fenêtre, peu élevée au-dessus du sol.

Il en avait déjà fait de l’ouvrage, petit Greg, à neuf heures du matin ! D’abord sa chambre, puis une course au bois Salomon pour cueillir à Gabrielle, qui avait exprimé le désir d’en orner le salon de bonne maman et son petit oratoire, des branches de houx fleuri. Il avait ciré toutes les chaussures de la maison, soigné les pigeons, la volaille ; fait manger devant lui, à Mylord, un peu délicat sur la nourriture, une pâtée préparée de ses mains ; rendu mille petits services à la cuisinière.

À présent, il était absorbé par l’étude d’un chapitre d’histoire de France, dont il devait faire le résumé au maître, de mémoire, avec les dates.

Tout à son étude, Greg ne prenait pas garde que l’on causait dans la pièce à côté. Les voix alternaient, semblant deviser. Puis celle de Marcenay s’éleva seule au milieu d’un grand silence.

« Voilà M. Pierre qui lit le journal, murmura l’enfant après avoir prêté l’oreille une seconde. J’irai lui dire bonjour dès qu’il aura fini ; l’oncle Charlot est contrarié lorsqu’on interrompt sa lecture. »

Ce que Pierre communiquait à M. et Mme Saujon, le voici :

« Le 7 juillet 1863, je quittai Bressuire pour me rendre au Havre, où je devais m’embarquer à destination du Mexique.

« Je possédais huit mille francs, auxquels je ne voulais pas toucher, plus cinquante louis destinés à couvrir mes frais de voyage.

« Ayant besoin d’un portefeuille, le matin de mon départ, je sortis pour l’acheter. Je me proposais de me rendre à cet effet dans un magasin où je me servais habituellement.

« À quoi tiennent les choses ! En traversant la ville, je longeai un bazar qui avait en étalage des articles de maroquinerie : je m’arrêtai.

« Un homme entre deux âges, paraissant, à son costume, de condition moyenne, s’occupait de faire l’emplette que je méditais moi-même.

« À mesure qu’il examinait et posait les portefeuilles, je les reprenais pour les regarder à mon tour.

« Il finit par s’arrêter à un article vert foncé, muni d’une serrure solide, et s’en alla.

« Après avoir constaté que les autres ne valaient pas ceux de cette catégorie, je me décidai pour le portefeuille pareil au sien, et, rentré chez moi, j’y enfermai les huit mille francs qui constituaient ma fortune.

« Le même soir, à quatre heures, je prenais place dans la diligence qui faisait alors le service entre Bressuire et Saumur. Nous n’étions que cinq au départ : une dame âgée et moi dans le coupé, deux paysans dans l’intérieur, et, sur l’impériale, à côté du cocher, le propriétaire du portefeuille semblable au mien.

« Ce dernier devait être étranger au pays, car, à plusieurs reprises, je l’entendis questionner son voisin sur les lieux que nous traversions, s’informer du nom des villages.

« À la butte de Mouillère, il monta plusieurs personnes, entre autres le médecin de Saint-Varent qui se rendait à Thouars.

« Mais, proche de cette ville, à un tournant que le voisinage de la rivière rend particulièrement dangereux, les chevaux, effrayés par une voiture de bohémiens, se jetèrent de côté si brusquement que la diligence oscilla.

« Craignant une chute dans le Thouet, très profond à cet endroit, le cocher tira sur les rênes afin de rejeter ses bêtes à l’opposé. Les chevaux se cabrèrent, résistèrent à la main, l’un d’eux s’abattit et la patache versa.

« Ma voisine, affolée, s’était cramponnée à moi, de telle sorte que, lorsque je l’eus tirée du coupé, mon veston, que j’avais soigneusement boutonné, flottait, ouvert : je n’y pris garde que plus tard.