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Et, quand il fut allé ouvrir, — il avait mis ses espérances de repos sous la protection d’un tour de clef, — Pierre se vit en présence du père d’Espard.

Petit Greg, qui l’avait amené, se retira discrètement. Marcenay referma sa porte, et les deux hommes se trouvèrent seuls, debout, en face l’un de l’autre.

Ils s’étaient tendu la main cordialement.

« Asseyez-vous, monsieur l’abbé », articula Pierre, indiquant le siège qu’il venait de quitter.

Le père d’Espard refusa d’un geste.

« Je dois être à Chagny pour l’express, je n’ai que bien juste le temps. Voici, monsieur, ce que votre oncle m’a confié pour vous. »

Il avait entrouvert sa douillette de voyage et pris dans la poche intérieure une enveloppe scellée de cinq cachets.

Pierre lut, non sans quelque surprise :

« À remettre, en mains propres, à mon neveu Pierre Marcenay qui devra d’abord en prendre seul connaissance. »

« Si je définis bien l’intention de cette phrase, il ne s’agit que d’une première lecture, observa le jeune homme. Je reste libre ensuite de communiquer le contenu de la lettre à mon oncle et à ma tante.

— Évidemment », répondit le père d’Espard, dont le regard plongeait, scrutateur, dans les yeux perplexes de Pierre.

Il ajouta d’une voix lente, en pesant chacun de ses mots :

« M. Odule Saujon a voulu que votre impression personnelle et la décision qui doit suivre fussent dégagées de toute influence étrangère. J’ai cru comprendre qu’il avait contre sa belle-sœur quelques préventions… injustifiées, sans doute. »

Un demi-sourire passa sur les lèvres de Pierre, qui, ne jugeant point avoir à donner son avis, reprit aussitôt :

« Vous avez été le confident suprême de mon oncle, vous êtes instruit de ce qu’il me confie, c’est évident. Si vous pouviez rester ici jusqu’à demain, monsieur l’abbé, cette lettre lue dans les conditions qui me sont posées, nous aurions toute la soirée pour en causer ensemble. Vos conseils me guideraient mieux, j’en suis sûr, que ma propre inspiration.

— Détrompez-vous : c’est affaire entre votre conscience et votre volonté. Un honnête homme n’a besoin des conseils de personne pour accomplir ce que l’honneur commande. Là où la conscience ne serait point écoutée, de quel poids pèserait l’avis d’un inconnu ?

— Mes parents m’ont élevé dans l’absolu respect de l’honneur et des devoirs qu’il impose, prononça Pierre, plantant son regard bien droit dans celui du missionnaire. Quoi qu’il commande en cette circonstance, ce sera fait.

— Au prix de n’importe quel sacrifice ? interrogea le père d’Espard, appuyant à dessein sur chaque mot, comme pour en souligner la valeur.

— À tout prix, monsieur l’abbé », répondit Pierre simplement, sans serment, sans phrases.

Le prêtre ouvrit les bras :

« Mon cher enfant ! venez que je vous embrasse et vous bénisse de la part de celui qui n’est plus. Il vous avait bien jugé !… Moi… qui ne vous connaissais pas, je gardais quelques craintes ; je pars tranquille. »

Ils n’échangèrent plus un mot.

Redescendus ensemble au salon, le missionnaire fit une courte visite à M. et Mme Saujon, et regagna le landau qu’il avait gardé en prévision de son départ.

« C’est donc bien malaisé, ce que je vais avoir à faire, se demandait Marcenay en regagnant la maison à pas lents après avoir reconduit le père d’Espard jusqu’à sa voiture ; moi qui comptais pouvoir prendre un peu de repos !… »

Caroline guettait le retour de son neveu. Dès qu’elle l’aperçut, elle descendit les degrés du perron et courut à sa rencontre.

« Eh bien, cette lettre, l’as-tu enfin ?

— La voici », dit-il en la présentant à sa tante de manière qu’elle pût lire la suscription.

Puis, la remettant dans sa poche et boutonnant son veston avec soin :