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LA VENGEANCE DU MEUNIER

salle d’étude, et travailla de tout son cœur pour réparer autant que possible le tort fait au grec par le Jean-Bart depuis une semaine.

Le dos courbé sous l’averse, il se rendit à la cure… Quand il en sortit, les cataractes du ciel déversaient toujours leurs ondes sur la terre boueuse… Au lieu d’aller visiter l’arsenal, comme il en avait l’intention, il rentra directement.

Après déjeuner, le déluge ayant cessé, momentanément, car de gros nuages noirs s’amoncelaient à l’horizon, René put enfin courir à son cher bateau.

Les fleurs penchaient leurs calices pleins d’une eau limpide… aux branches des arbres une perle transparente s’arrondissait à l’extrémité de chaque feuille… l’écorce des troncs se gonflait sous l’ondée bienfaisante… et dans le gazon les pâquerettes roses repliaient frileusement leurs pétales. Sous le frisson passager de la nature la vivification s’annonçait : comme une sève extérieure, la pluie dont ruisselaient les végétaux portait en elle force et fraîcheur.

La chanson aux lèvres, humant les senteurs de la verdure et barbotant à plaisir dans les mares formées çà et là, René courait vers l’arsenal.

Une idée lui était venue qui le réjouissait. Chargé de son bateau, il se rendrait chez François Aubron, le marin expliquerait le mécanisme de son navire au mounet qui lui avait si bien appris celui de son moulin.

De larges gouttes criblaient déjà la cime des arbres sous lesquels il passait… Pressant sa course, il arriva à l’arsenal juste à l’instant où l’averse s’abattit.

Levant le loquet de la porte, il entra et repoussa le battant.

Dès le premier pas il s’arrêta… la stupeur le clouait au sol… Sans un geste, sans un cri, il regardait à ses pieds les débris épars de ce qui avait été son beau navire. Du cuirassé il ne restait plus que des plaques de tôle bossuées… des rouages faussés… la chaudière informe… les roues en morceaux… des mâts brisés, le pavillon déchiré et souillé.

Le Jean-Bart n’avait pas sombré dans un naufrage… Ses flancs, que ne labourèrent pas les volées de canon, étaient pourtant écartelés.

Il n’avait pas fait la guerre, les flots ne s’étaient pas ouverts sous lui ; non… traîtreusement assailli durant son repos, il avait péri sans gloire au port même.

Une douleur profonde envahit le pauvre enfant… il comprit que le Jean-Bart avait été pour lui plus et mieux qu’un joujou, un ami près duquel il apprenait son métier d’homme.

Le vide se fit dans son cœur… mais il ne put verser une larme.

Il s’agenouilla près des restes du bateau, et, ramassant le carré de soie tricolore, il y posa ses lèvres frémissantes, puis il le replia et le resserra pieusement dans son portefeuille.

Tout petit qu’était le marin, tout petit qu’avait été le joujou brisé, ce baiser d’adieu enfermait autant de souffrances que si l’enfant eût été un homme et le joujou un navire de guerre au glorieux passé !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand René sortit de la cabane, il était pâle, mais calme ; la colère se lisait dans ses yeux, mais nul geste ne la dénotait.

Il savait que Philippe avait commis cette lâche et vile action de jalousie… lui seul était capable d’une telle bassesse… le désir manifesté pour la première fois, ce jour-là, d’accompagner sa grand’mère, confirmait encore sa faute.

Les lèvres serrées, René songeait :

« Je ne lui pardonnerai jamais ! Grand’mère saura tout et il sera renvoyé chez lui… je ne veux pas qu’il reste ici… ce sera ma vengeance… il n’a de bons, dit-il, que les deux mois passés à Linteau… tant mieux… il partira… oui, il partira… »

Dans cette tête de petit Breton à la volonté ferme et tenace, la décision soudain prise s’ancrait inébranlablement, fixe comme la roche engrevée au bord de la falaise.

Il rentra, prit un livre… son esprit ne put se fixer… la lecture le fatigua.

Remettant posément le volume en place, il dit :