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JULES VERNE

Le sénateur et le consul, qui ont assez vu de la fête, partent en même temps.

Nous restons, nous, le sang fouetté, tout à fait en train.

Go ahead !

Les dames ne sont pas les moins belliqueuses.

Le caïd nous arrête : il est d’avis que nous demeurions où nous sommes ; nous ne trouverions pas un meilleur poste. Dans moins de dix minutes — cette fois il a précisé — les buffles passeront au bout de nos fusils.

Et il nous laisse.

Rapidement, nous nous sommes postés : nous attendons, nos armes en main, attentifs au moindre bruit, prêts à mettre en joue…

Une heure entière s’est écoulée, et nous sommes encore là, immobiles, tenant la pose…

Les figures se sont étrangement allongées…

De plus, le soleil décline, le ciel se couvre, on n’est pas rassuré.

On suppute le temps qu’il faudra pour retourner au point d’embarquement. Il est impossible de traverser le marécage à la nuit.

En face de nous, au loin, se marque une touche blanche : le village de Mateur.

Je questionne notre guide, un vieil Arabe, très complaisant, parlant français :

« Mais oui, monsieur, on peut traverser, il y a des pistes, seulement elles se déplacent… oui, on peut traverser, mais on peut aussi s’envaser. Un cavalier s’est perdu, il y a trois jours. Le temps de tourner la tête, l’homme et le cheval avaient disparu… Mais ça n’arrive pas à chaque fois ! »

On se groupe, on délibère ; la délibération n’est pas longue : on décide la retraite.

Nous avons calculé qu’il restait une heure de jour, juste le temps nécessaire pour regagner la chaloupe.


V


Comme nous défilons, se dresse sur un monticule la silhouette héronnière du caïd Moufok. Les bras en l’air, il proteste, il fulmine. Est-ce une comédie ?

Nous le laissons fulminer. Seul, Guiche lui jette :

« Carrottia !

Carrottia, moi ? » hurle Moufok.

Tout le monde sait — ou ignore — que la plus grave, la plus sanglante de toutes les injures pour un Arabe algérien, c’est l’épithète de carottier (prononcer carrottia, faire vibrer).

Moufok est livide de rage.

« Pas carrottia, mon commandant ! Jamais carrottia, moi ! »

Brusquement, il fait un tête-à-queue et, mâchant des mots rageurs, détale au galop.

Nous avons quitté le marécage, nous suivons un sentier rocailleux, mais sûr, qui contourne la base du djebel.

Naturellement, on n’est pas très satisfait, mais on se résigne ; après tout, on ne rentrera pas bredouille. Au lieu de buffles, on a eu une chasse aux sangliers.

Le jour commence à baisser.

Dans toute sa partie ouest, le ciel s’est tendu d’une grande nuée violette comme une robe d’évêque, trouée çà et là de rayons rouge feu.

Le reflet de cette nuée sur la garâa est magique. Les rayons s’enfoncent verticalement comme autant de colonnes lumineuses.

On croit voir, englouti sous l’eau, un palais des Mille et une Nuits, fait d’améthystes et de rubis.

Peu à peu, cet éclat s’atténue. Sur toute cette magnificence tombe une cendre impalpable, bleuâtre, grise : le crépuscule.

Heureusement, nous sommes presque arrivés. Voici le vif argent de l’oued sur lequel se découpent en ombres chinoises la coque et la cheminée de notre chaloupe.

Le docteur Delibes, accompagné du résidentiel, est venu à notre rencontre. Il nous donne des nouvelles rassurantes du blessé.

Pendant que nous l’écoutons et que nous nous préparons à quitter le chemin pour rejoindre l’embarcation, un bruit étrange — comme de rafale dans une forêt, de vagues soulevées par l’ouragan — point, grossit, éclate…

Une vision infernale !