Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/148

Cette page a été validée par deux contributeurs.

porteras. Là, une fois de plus, mon oncle peut te servir d’exemple. »

Les ouvriers avaient bien employé leur temps. Pierre fit le tour du clos — environ quatre hectares entourés d’un mur en pierres sèches — jeta en passant devant le joli chalet qui en occupait le centre un regard où perçait un involontaire regret, alla visiter ses greffes et convint avec ses hommes des travaux à exécuter le lendemain ; puis, comme toujours, il monta jusqu’au petit terre-plein ménagé dans la partie la plus élevée du clos.

De là on domine le vallon où se cache, sous des arbres centenaires, le château qui appartint jadis à Gabrielle d’Estrées.

Ensuite, le terrain s’élève et s’abaisse en molles ondulations. Les collines se succèdent couronnées de bois et plantées de vignes sur les pentes.

L’œil ne perd aucun détail du paysage et tous sont ravissants ; depuis les petits sentiers qui se peuplent le soir de vignerons revenant du travail, la hotte aux épaules, la chanson aux lèvres, jusqu’aux taillis des coteaux qui se dressent en fines découpures sur un ciel clair.

Pierre s’oubliait volontiers à contempler ces choses familières qui toujours le charmaient. Ce soir encore, il laissa passer l’heure, si bien qu’ils rentrèrent en retard pour dîner.

Caroline les reçut d’autant plus aigrement que, soit malchance « incorrigeable », soit maladresse, elle avait reperdu la seconde partie de besigue, celle qui avait suivi le goûter.

Fatigué par ses « criailleries », comme disait Greg irrespectueusement, son mari avait demandé à se coucher ; Malauvert y était occupé et Mme Saujon quittait la chambre en faisant claquer les portes et criant :

« Ça va être une scie de le faire manger au lit !

— Je le servirai, moi, madame, ne vous tracassez pas, déclara Greg, qui venait de pénétrer dans le vestibule et la croisa comme elle se disposait à entrer dans la salle à manger.

— Ah ! vous voilà, vous autres ! Ce n’est pas malheureux. Et encore, je dis vous… tu es seul : où est passé ce flâneur de Pierre ?

— Il vient d’être rejoint par un facteur du télégraphe qui apporte une dépêche. Il l’a emmené à la cuisine pour lui faire donner un verre de vin.

— Bien la peine ! On les paye assez cher : dix sous par kilomètre ! On ne va plus dîner à l’heure à présent, c’est fini… Mon pauvre estomac s’en trouvera comme il pourra, personne n’en a cure.

— Madame, faut pas vous agiter comme ça, fit Greg, imitant sans y prendre garde le ton que prenait Marcenay lorsqu’il jouait au médecin. Vous savez bien qu’il vous est ordonné de vous tenir en repos après votre cachet.

— Mon cachet ? Je l’ai oublié, mon cachet… Le moyen de penser à soi, dans cette maison ! On a assez à faire de s’occuper des autres. »

Greg la contempla d’un air si sincèrement ahuri qu’elle haussa les épaules, et passa, murmurant :

« Ce gamin est en train de devenir idiot. »

Elle n’en mit pas moins son conseil à profit, et, après avoir absorbé son cachet et son demi-verre d’eau, s’assit dans un fauteuil et se tint coite.

Mais, presque tout de suite, Pierre entra, très pâle, une dépêche à la main.

« Mon oncle est mort, prononça-t-il d’une voix altérée.

— Mort ! Odule !

— Oui. »

Mme Saujon se dressa de toute sa hauteur, et, agitant les bras en l’air comme une folle :

« Nous voilà millionnaires !… millionnaires ! »

Pierre interrompit ce délire en lui cinglant, furieux :

« C’est une honte. Accueillir par des cris de joie la mort du frère de ma mère et de votre mari ! C’est indigne ! indigne ! Je voudrais qu’il ne vous eût rien laissé, pas un maravédis ! »

Elle repartit un peu confuse :

« Que veux-tu… je l’ai à peine connu, moi. »

Elle s’excusait… C’était du nouveau.

Mais Pierre avait le droit de tout lui dire,