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P. PERRAULT

Pierre ne put s’empêcher de rire :

« Vous la recevrez sans enthousiasme.

— Je l’avoue. Au reste, elle n’est sympathique à aucun de nous. Maman elle-même, si bonne, si parfaite, se montre contrariée quand elle doit la recevoir. Depuis que ma tante n’a plus que Marc, elle s’y est un peu attachée, cependant, mais… à sa façon. Ainsi, elle vient avec l’intention formelle d’arrêter un projet d’association entre mon père et mon cousin. Que Marc ait ou non des aptitudes pour le commerce, peu lui importe. Elle y voit un moyen de lui faire quitter l’armée ; cela lui suffit. Du vivant de ses autres fils, elle ne s’inquiétait guère que le comte de Trop choisît une carrière périlleuse. Et moi, je crois qu’il fera un bel et bon officier, et qu’il sera plus heureux à son régiment que dans la maison de commerce, très dure à mener. Je n’ai pas voix au chapitre, et ne donnerai pas mon avis, mais à vous, presque son frère, je peux bien confier ma manière de voir. Si vous jugez comme moi, conseillez-lui de ne se point laisser influencer. »

Ils étaient revenus au bas du perron, où la femme de chambre avait servi le goûter, à cause de M. Saujon, si malaisé à transporter.

Une tarte aux fruits, préparée le matin par Gabrielle, et du vin d’Espagne attendaient les convives.

Interrompant leur partie, les deux vieilles dames descendirent. Il ne manquait plus que petit Greg.

« Que fait-il donc ? observa Pierre. La classe est finie. Ordinairement nous le voyons poindre vers quatre heures un quart, il en est quatre et demie. »

Et se levant :

« Je vais le chercher. Je ne veux pas qu’il étudie ses leçons avant d’avoir pris un peu d’exercice. »

Il marcha droit au mur de séparation et appela :

« Greg ! que fais-tu, mon petit ? »

La tête de l’enfant apparut aussitôt à la fenêtre de sa chambre. Séparé de lui par un large rideau d’arbres, Pierre ne pouvait l’apercevoir ; mais il l’entendit lui répondre :

« J’écris à Catherinette. Elle me gronde, dans sa dernière lettre, de ce que je suis trop longtemps sans donner de mes nouvelles. Vous avez besoin de moi, monsieur Pierre ?

— Non, mais…

— Mais il faut venir goûter, fit à son tour Gaby. C’est bonne maman qui m’envoie te le dire.

— Je viens, mademoiselle, je viens tout de suite. »

Et, à peine le mur escaladé, ce qui n’était qu’un jeu pour lui :

« C’est pour aller avec vous au clos que vous me demandez, monsieur Pierre ?

— Au clos… c’est vrai ! J’y ai huit hommes que je n’ai pas vus depuis ce matin. Sans toi je l’oubliais, le clos », murmura-t-il avec un sourire, tandis que son regard glissait, involontairement, du côté de la jeune fille.

Petit Greg avait pris les devants.

« Pourquoi, fit Gabrielle, l’indiquant d’un signe de tête, me demandiez-vous tout à l’heure si j’avais parlé de Marc devant lui.

— Ah ! c’est vrai. La conversation a dévié. Voici : un de ces derniers soirs, comme nous causions d’Aubertin avec ma tante et que je me tournais vers Greg, ayant je ne sais quoi à lui commander, il est sorti brusquement, sans raison plausible de quitter la pièce. J’en ai conclu qu’il redoutait les questions et que, par conséquent, il n’avait pas dit tout ce qu’il savait à madame votre mère. Elle paraissait si désireuse d’être renseignée ; pensez-vous que je doive essayer de faire parler Greg ? Voilà où j’en voulais venir.

— Si l’enfant sait une chose qu’il n’a pas dite à maman, c’est qu’on lui a fait comprendre chez ses amis qu’il devait la taire… à moins que lui-même, de son propre chef, n’en ait jugé ainsi. Je le crois assez réfléchi pour en être capable. Dans les deux cas, le mieux est peut-être de ne point insister.

— C’est bien mon sentiment. J’avais tiré de son silence les mêmes déductions que vous. Je n’aurais passé outre que s’il y avait eu pour votre famille un réel intérêt à connaître la vérité.

— Il y en a un, évidemment… mais, qu’im-