Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/143

Cette page a été validée par deux contributeurs.
142
P. PERRAULT

L’autre jour, quand vous êtes revenu de Chalon, il a eu en vous apercevant une exclamation banale en elle-même ; il s’est écrié : « Ah ! le voilà ! » Mais c’est le ton, la joie concentrée du regard qu’il fallait observer. Il était si joyeux de vous revoir qu’il n’y a pas tenu : il a planté là l’oncle Charlot pour courir à votre rencontre. Ce sont des riens, mais…

— Non, ce ne sont pas des riens, interrompit Pierre. Le cœur perce dans ces petites choses. Je crois que nous serons bons amis tous les deux. »

Il disait cela d’un ton préoccupé qui tracassait son oncle.

Qu’il aurait voulu pouvoir se mêler à l’entretien, le pauvre vieux !

L’accident, — un plongeon dans l’eau glacée, en pleine chasse, pour sauver un enfant, — qui depuis dix ans le clouait noué, presque muet, sur son lit ou dans son fauteuil, n’avait que très peu atteint l’intelligence. Il aimait à entendre lire, s’intéressait aux événements de la vie courante et même aux faits marquants de la vie sociale.

Encore moins son cœur s’était-il atrophié. Ses bons yeux tristes le disaient éloquemment, lorsqu’il regardait sa femme avec une philosophie résignée, la plaignant d’avoir en sa personne une croix si lourde, et oubliant de se plaindre, lui, de l’indifférence avec laquelle elle lui donnait des soins.

Mais où son regard se transformait en un vrai foyer de tendresse, c’est quand il se tournait vers Pierre, vers sa petite amie Gaby, vers petit Greg, pris en amitié tout de suite.

Il aimait Pierre et la jeune fille comme s’ils eussent été ses enfants. Il ignorait les projets de Mme  Calixte Lavaur ; les eût-il connus, il aurait passé outre.

Pierre et Gaby lui semblaient destinés à s’aimer un jour ou l’autre. Peut-être même déjà, sans le savoir, s’aimaient-ils ? L’oncle Charlot, parfois, se le figurait. Et il se jurait de les prendre sous sa protection, de les fiancer, de les marier ; dût-il, pour constituer à son neveu un avoir en rapport avec celui de Gabrielle, se dépouiller d’une partie de son domaine, ou s’adresser à son frère Odule, le richard de la famille, parti avec quelques milliers de francs au Mexique, vingt-cinq ans auparavant, et qui laissait entendre dans ses lettres qu’il possédait près de deux millions à l’heure actuelle.

Il en pourrait bien distraire quelque bribe, puisqu’il n’avait ni femme ni enfants et que Pierre serait un jour son unique héritier.

Il est donc vrai qu’il existe en ce monde des joies mystérieuses, des bonheurs insoupçonnés ? Fût-il venu à la pensée, en voyant cet homme terrassé par le mal, qu’au fond de cette misère physique s’épanouissaient des heures délicieuses, pleines de rêves…

C’était réel, cependant. L’oncle Charlot ne s’ennuyait plus, même durant ses nuits d’insomnie. Patiemment, il attendait que le temps fît son œuvre.

Mais le jour où Pierre se confierait à lui, quelle fête pour son vieux cœur ? Il ne lui tardait pas ; il était bien que ces enfants se connussent, qu’ils apprissent à penser ensemble.

Et faisaient-ils autre chose en ce moment à propos de Greg ?

L’ennuyeux, c’était de ne pouvoir placer son mot… Cela lui arrachait par instant un soupir, si résigné qu’il fût.

Comme si elle eût deviné le désir de son vieil ami au sujet de l’orphelin, cette bonne petite Gaby encourageait Pierre à poursuivre l’œuvre commencée.

Elle revenait maintenant au caractère de Greg et s’informait :

« Est-il vraiment très susceptible ? Je ne m’en suis pas aperçue.

— Il l’est à ce point qu’il a eu l’autre jour une crise de larmes, de hurlements, devrais-je dire, parce que ma tante, qui n’avait pas gardé souvenance d’avoir dévalisé une assiette de petits fours à la fin du dîner, l’en a accusé le lendemain. J’avais été témoin du fait ; je le lui ai rappelé. Tout de suite elle en est convenue, et, même, elle a dit à Greg, ce qui m’a étonné de sa part : « Je t’en fais mes excuses, gamin. » Mais mon bonhomme a secoué la tête, ayant l’air de dire que des excuses ne remédiaient à rien. Et il a répli-