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ACADÉMIE DE BEAUX-ARTS

Durand, des amis de jadis, du temps où l’on n’était pas riche, et de trois parents pauvres, les Grangier.

« Voyez-vous, mes amis, s’écria Gandrons, nous avons tenu, ma femme et moi, à être dans l’intimité aujourd’hui et vous ne nous en voudrez pas, j’en suis sûr, d’avoir préféré un dîner… comment dirai-je ?… d’amitié, d’affection, au grand tralala des cérémonies. Nous n’avons prié ni les Martin-Bouvert, ni les Chinegrand, ni les Poston, bien que ce soient de proches parents, parce que…

— Ne cherchez pas vos phrases, mon neveu, interrompit la vieille tante Raphaële Grangier. Les Martin-Bouvert sont des crocodiles ! Quand nous refusons leurs invitations, ils nous traitent d’orgueilleux mendiants ; lorsque nous les acceptons, ils nous appellent mendiants-parasites. Quant aux Chinegrand et aux Poston, ils nous regardent du haut de leurs écus et ne daignent ni nous inviter, ni même nous parler lorsque nous les rencontrons par hasard. Aussi, moins nous voyons tous ces gens-là, mieux cela nous plaît. À votre santé, mon neveu ; à la vôtre, ma nièce ; à vous, mes enfants et mademoiselle Hélier ; à vous, nos bons Durand ; à tous une heureuse année. »

Et l’on passa au salon.


II


Le lendemain, à peu près à la même heure, la famille se trouvait encore réunie à table, mais la joie de la veille était partie. Le père avait le front soucieux, lui si gai d’ordinaire, et cela suffisait pour jeter une note mélancolique dans les conversations. Gandrons avait peu mangé, malgré les tendres instances de sa femme, qui, habituée à lire sur le visage de son mari comme en un livre ouvert, avait deviné qu’une préoccupation angoissante, ou tout au moins sérieuse, tenaillait l’esprit de l’excellent homme.

Lorsque les domestiques se furent retirés, Gandrons se redressa, retrouva son air calme, et son regard, d’abord voilé, reprit l’éclat lumineux et profond qui était son plus grand charme.

« Ma chère Suzanne, et vous, mes enfants, j’ai à vous faire une communication importante… — grave même… — ne vous en allez pas, mademoiselle Hélier, vous n’êtes jamais de trop dans nos affaires de famille… Oui, grave… et… et… pénible… »

À ce mot, et d’un commun mouvement, la mère et les jeunes filles se précipitèrent vers lui pour l’embrasser, tandis que Mlle  Hélier, regagnant sa place, lui tendait la main à travers la table.

« Merci, mes chéries : merci, mademoiselle. Allons, calmez-vous… vous voyez combien je suis calme moi-même. Reprenez vos chaises ; là… et écoutez-moi. »

Alors doucement, tendrement, employant les mots les moins inquiétants, Gandrons leur dit que, dans la journée, il avait reçu la nouvelle d’un désastre, vingt-cinq mille francs de rente qui leur manquaient d’un jour à l’autre ; il avait couru aux renseignements, vu par ses yeux, compté avec Giraud, dans l’usine de qui il avait mis le capital ; tous comptes faits, il leur restait l’hôtel de l’avenue Kléber, la moitié du matériel de Giraud, c’est-à-dire environ cent mille francs, et les quelques valeurs en portefeuille qu’il avait toujours comme en-cas. Donc, une fois tout réalisé, on serait non dans la misère, mais dans la gêne, parce que le matériel, vendu comme cela brusquement, ne donnerait pas la moitié de sa valeur vraie, non plus que l’hôtel, le cheval, la voiture, etc.

Les femmes écoutaient, le coude sur la table, les yeux rivés aux siens, un peu angoissées mais vaillantes ; et pas une larme, pas une de ces explosions de chagrin que le père semblait redouter, ne vint ajouter un surcroît d’amertume à sa propre douleur. Car il souffrait réellement, atrocement, le pauvre brave homme, à la pensée que tout son cher monde allait, du jour au lendemain, se trouver privé du luxe, du bien-être, qui formaient un si joli cadre à la beauté des jeunes sœurs, à la grâce de Mme  Gandrons.

Quand il s’arrêta, soit pour dompter son émotion, qu’il refusait de laisser voir, soit pour attendre des questions faciles à prévoir,