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P. PERRAULT

avait été si bon pour Marc, dans cette famille, qu’au jour de l’an suivant, j’ai envoyé des cadeaux à tout le monde. Le paquet m’est revenu avec cette mention : « Refusé par le destinataire. » N’y comprenant rien, j’ai écrit : on ne m’a pas répondu. Cela a coupé court à toutes relations entre les Dortan et moi, naturellement.

— C’est une bien vieille histoire, pour que Greg en soit instruit. Songez, madame, qu’il n’a guère que douze ans.

— Le fait est trop singulier pour n’avoir pas laissé de traces durables dans la mémoire des Dortan. Les paysans n’oublient guère les événements grands et petits qui leur surviennent. En fréquentant vos vignerons, vous serez vite frappé de cette particularité. Questionnez-les. Ils vous raconteront toujours avec les mêmes détails précis, faisant image, les mêmes mots, les mêmes gestes, les incidents qui ont marqué dans leur vie ; et vous verrez combien il en est de puérils. À plus forte raison doit-on se souvenir d’un fait comme celui-là : des présents refusés ; de beaux présents, je vous assure. J’étais si reconnaissante des soins donnés à mon filleul que je n’avais pas lésiné. Oh ! petit Greg a dû entendre parler de cela.

— Si vous pensez pouvoir tirer de lui des éclaircissements, rien de plus simple que de l’interroger, madame », répondit Pierre.

Puis, se tournant vers Blanche qui s’informait de son cousin, il causa longuement de Marc, si heureux de parler de lui et de n’avoir que du bien à en dire.

« Tout marchera-t-il de même à présent que vous ne serez plus là pour le stimuler au besoin ? observa M. Lavaur.

— Il a de Mortagne, un excellent camarade et un bon exemple. Comme ils suivent tous les deux le cours de Saumur, ils se réunissent presque toujours pour travailler.

— Marc suit un cours ? Et il prépare un examen ? s’exclama sa marraine. Quelle idée !

— Une idée lumineuse, maman, déclara Blanche.

— Oh ! toi ! si on te demandait conseil, on enrégimenterait la France en bloc, repartit M. Lavaur.

— Ce ne serait pas déjà si sot… Au moins on n’entendrait pas dire, comme Gaby le lisait hier matin à bonne maman, que les Anglais prennent vis-à-vis de nous des airs arrogants.

— La voilà qui se mêle des affaires du pays ! s’écria son père, levant les bras d’un air comiquement désespéré. Autrefois, à quinze ans, une petite fille, — il appuya, non sans ironie, sur le qualificatif, — n’avait souci que de sa poupée. »

Mme Calixte, qui d’ordinaire reprenait vivement sa fille de ces incursions en domaine interdit, n’avait pas paru entendre.

Distraite, une ombre sur sa physionomie, elle nouait et dénouait les deux pans de son écharpe de dentelle d’un mouvement machinal et tout à fait inconscient.

« À quoi penses-tu, Marie ? » demanda M. Lavaur, en posant d’un geste affectueux sa main sur celle de sa femme.

Celle-ci releva les yeux, sourit et répondit en toute sincérité :

« Je pensais à Marc. »

Mais elle ne dit pas à quel propos…

On put croire que son esprit n’avait point quitté le sujet agité tout à l’heure, car, sitôt Greg revenu, elle s’informa :

« M. Marcenay m’a dit que vous connaissiez la famille Dortan, mon petit ami.

— Oui, madame, répondit Greg, ne soupçonnant pas où devait aboutir cette question.

— Les Dortan n’ont jamais parlé devant vous d’un enfant qui leur a été confié jadis et qui s’appelait Marc Aubertin ?

— Le comte de Trop… murmura-t-il d’une voix altérée.

— Oui, c’est cela ; c’est le surnom qu’on lui donne en famille. Eh bien, qu’en disaient-ils, du comte de Trop, les Dortan ?

— Qu’il était doux comme un agneau.

— C’est tout ?

— Oui, madame.

— On n’a jamais raconté devant vous des choses le concernant ? »

Greg, les lèvres serrées, fit de la tête un signe négatif.