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COLETTE EN RHODESIA

mon pays… Mais si nous allions un peu au-devant de ces excellents Mauvilain, mesdames ? Je suis curieux de savoir si quelque nouveau mécompte les pousse à voyager, ou si c’est simple désir de locomotion…

— Le treksucht, dit le docteur Lhomond. Les Boers nomment ainsi eux-mêmes le besoin irrésistible qui les amène si souvent à changer de place, en masse ou en famille…

— Hum !… fit Gérard. Pour moi, ils m’ont tout l’air de… »

Il s’arrêta.

« Quoi donc ? demanda M. Massey.

— De partir en guerre, poursuivit Gérard en regardant lady Théodora… Leur caravane vous a une de ces allures guerrières…

— Peut-être feriez-vous mieux d’aller seuls à leur rencontre ? dit Mme Massey, craignant que l’entrevue fût peu agréable, soit pour lady Théodora, soit pour ses amis les Mauvilain. Nous vous attendrons ici

— Moi, je vais avec mon père et Gérard, s’écria Colette. J’ai hâte d’embrasser Nicole ; elle croirait que nous ne l’aimons plus, si je n’étais pas là. Vous permettez, lady Théodora ?

— Certes, ma chère ; ne vous gênez pas, je vous en prie… »

Gérard, Colette et Lina, qui ne quittait pas son amie plus que son ombre, descendirent en courant la pelouse, suivis à quelque distance par M. Massey, le docteur Lhomond, et Martial Hardouin.

La tête de la caravane débouchait au bord de la rivière comme les jeunes gens atteignaient les limites du verdoyant jardin. C’était une file de wagons lourdement chargés de meubles et d’instruments aratoires, tirés chacun par sept ou huit paires de bœufs, et autour desquels caracolaient une douzaine de cavaliers. Montés sur de solides petits chevaux du Transvaal, ils portaient le large feutre retroussé sur l’oreille, la carabine en bandoulière, deux revolvers passés dans la ceinture ; sur leur poitrine se croisaient des lanières de cuir amplement garnies de paquets de cartouches. Ils avaient tous si grand air que les jeunes Massey en demeurèrent saisis. Cadet Mauvilain, leur vieil ami, dans cet équipage, leur parut transformé ; une flamme animait ses yeux gris, et sa bonne grosse face hollandaise paraissait avoir revêtu un caractère nouveau. L’aîné, Agrippa, qui venait en tête, sauta à bas de son cheval et serra vigoureusement les deux mains que lui tendait Gérard.

« Quoi ! tous en route !… Dame Gudule  !… Monsieur Mauvilain !… les tout petits !… Est-ce pour venir nous voir que vous vous êtes mobilisés en masse ? s’écriait Gérard, tout heureux de retrouver ses amis.

— Non, jeune homme ; nous n’avons point un but aussi agréable, et le terme de notre voyage est loin d’être atteint, répondit gravement M. Mauvilain. Mais nous n’aurions point voulu passer devant votre seuil sans vous saluer, puisque, aussi bien, c’est peut-être la dernière fois que nous nous verrons…

— Comment ! vous quitteriez définitivement le pays ? demanda M. Massey en s’approchant du premier wagon, dans lequel, à côté de la lourde et imposante figure du fermier boer, se distinguait le visage pâle et anxieux de dame Gudule, serrant dans ses bras son nouveau-né.

— Nous y sommes poussés par la haine et la méchanceté des puissants ! répliqua le vieux Boer. Mais qu’ils y prennent garde ! La punition du ciel s’appesantira sur eux ! La vengeance est mienne ! a dit le Seigneur. J’étendrai ma droite sur mon peuple, et le méchant s’abattra comme l’herbe fauchée ! Et si nous devons quitter bientôt ce monde, rappelez-vous, mes fils, que le juste aura sa récompense dans l’autre, là où le méchant, cesse de tourmenter et où celui qui est las trouve le repos !

Amen ! prononcèrent les jeunes gens en se découvrant.

— Mais, avant de chercher le repos, mon père, dit l’aîné en se redressant, nous ferons quelque beau coup de feu pour la défense du pays, j’espère !

— Je n’y contredis point, mon fils. J’ai encore, grâce au ciel, bon pied, bon œil. Et j’entends bien décharger jusqu’à mon dernier lingot de plomb avant de me déclarer vaincu. Ceux de mes enfants qui sont en âge de tenir