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ANDRÉ LAURIE

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JULES VERNE

prudence, était-ce par crainte ?... Les indigènes, cependant, devaient se croire en sûreté derrière les arbres... Je ne m’explique pas bien... — Ce qui est inexplicable, reprit Max Huber, et la nuit n’est pas favorable aux explications. Attendons le jour, et, je l’avoue, j’auraisquelque peine à rester éveillé... mes yeux se ferment malgré moi... — Le moment est mal choisi pour dormir, mon cher Max, déclara John Cort. — On ne peut plus mal, mon cher John ; mais le sommeil n’obéit pas, il commande... Bonsoir et à demain ! » Un instant après, Max Huber, étendu au pied d’un arbre, était plongé dans un profond sommeil. « Va te coucher près de lui, Llanga , dit John Cort... Khamis et moi, nous veillerons jusqu’au malin. — J’y suffirai seul, monsieur John, répon­ dit le foreloper. C’est dans mes habitudes, et je vous conseille d’imiter votre ami. » On pouvait s’en rapporter à Khamis. I) ne se relâcherait pas une minute de sa surveil­ lance. Llanga alla se blottir près de Max Huber. John Cort, lui, voulut résister, et, pendant un quart d’heure encore, il s’entretint avec le foreloper. Tous deux parlèrent de l’infortuné Portugais, auquel Khamis était attaché depuis longtemps, et dont ses compagnons avaient pu apprécier les qualités au cours de cette campagne : « Le malheureux a perdu la tète, répétait Khamis, en se voyant abandonné par ces lâches porteurs, dépouillé, volé... — Pauvre homme ! » murmura John Cort. Ce furent les deux derniers mots qu’il pro­ nonça. Vaincu par la fatigue, il s’allongea sur l’herbe et s’endormit aussitôt. Seul, l’œil aux aguets, prêtant l’oreille, épiant les moindres bruits, sa carabine à portée de sa main, fouillant du regard l’ombre épaisse, se relevant parfois afin de mieux sonder les profondeurs du sous-bois au ras du sol et à travers les ramures, prêt enfin à réveiller ses compagnons, s’il y avait lieu de se défendre,

[ seul Khamis veilla jusqu’aux premières lueurs | du jour. A quelques traits, le lecteur a déjà pu ( constater la différence de caractère qui exis­ tait entre les deux amis français et américain. John Cort était d’un esprit très sérieux et très pratique, qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à Boston, et bien qu’il fût Yankee par son origine, il ne se révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des questions de géographie et I d’anthropologie, l’étude des races humaines l’intéressait au plus haut degré. Aces mérites, il joignait un grand courage et eût poussé le dévouement à scs amis jusqu’au dernier sacrifice. Max Huber, un Parisien resté tel au milieu de ces contrées lointaines où l’avaient trans­ | porté les hasards de l’existence, ne le cédait à John Cort ni par la tète ni par le cœur. Mais, de sens moins pratique, on eût pu dire qu’il « vivait en vers » alors que John Cort « vivait en prose». Son tempérament le lançait volon­ tiers à la poursuite de l’extraordinaire, ainsi qu’on a dû le remarquer, et il aurait été ca­ pable de regrettables témérités pour satisfaire scs instincts d’imaginatif, si son prudent com­ pagnon eût cessé de le retenir. Cette heureuse intervention avait eu plusieurs occasions de s’exercer depuis le départ de Libreville. Libreville est la capitale du Congo français et du Gabon. Fondée en 18Z|9surla rive droite de l’estuaire de ce dernier fleuve, elle compte actuellement de quinze à seize cents habitants. Le gouverneur de la colonie y réside, et il ne faudrait pas y chercher d’autres édifices que sa propre maison. L’hôpital, l’établissement des missionnaires, et, pour la partie indus­ trielle et commerciale, les parcs à charbon, les magasins et les chantiers, constituent toute la ville. A trois kilomètres de cette capitale se trouve une annexe, le village de Glass, où prospèrent des factoreries allemandes, anglaises et amé­ ricaines. C’était là que Max Iluber et John Cort s’étaient connus cinq ou six ans plus tôt et liés d’une solide amitié. Leurs familles pos­