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COLETTE EN RHODESIA

d’allégresse. Ce n’est point, à coup sûr, ce que j’avais en vue quand je suis venu, dans la plénitude de ma liberté, planter ma tente au nord du Zambèze, sur une terre indépendante et neuve.

— Sans doute. Mais les événements sont plus forts que les volontés individuelles. Ne pensiez-vous pas, en vous installant ici, y établir seulement une exploitation minière ? Nous le pensions comme vous, mon beau-frère et moi, et vous n’avez pas oublié comment nous devînmes alors vos commanditaires sur « le filon de Gérard ». Or il se trouva que les Phéniciens de jadis, bien avant vous et nous, avaient découvert, prospecté, creusé et vidé de son or le sous-sol de ce pays. Force fut de nous rabattre sur la grande culture et de fonder ce noble domaine agricole, aujourd’hui devenu le plus beau de la région, grâce à vous et aux vôtres… Eh bien ! nous avons maintenant à prendre des résolutions capitales au sujet de ce domaine. L’intérêt de nos actionnaires, autant que notre intérêt propre, les commande. Il s’agit d’abord de profiter du nouveau régime pour assurer à notre Compagnie, par des actes réguliers et authentiques, la propriété des terres qu’elle a défrichées…

— Cette propriété n’est-elle pas incontestable ? s’écria vivement M. Massey. Nous en avons inscrit les titres, comme premiers occupants, sur la glèbe labourée, ensemencée, plantée, enrichie de nos sueurs !…

— Sans doute… Il s’agit, à présent, d’assurer à ces titres un caractère définitif, parce qu’il sera légalisé… Ceci, j’en fais mon affaire, si vous voulez bien me prêter votre concours… Mais ce n’est pas tout. Le nouvel ordre de choses va créer dans cette partie de l’Afrique un outillage complet de civilisation : lignes ferrées, canaux, routes, postes et télégraphes, villes, entrepôts, marchés… Ne pensez-vous pas qu’il importe d’en assurer le bénéfice à Massey-Dorp, dans la plus large mesure ?… Quel immense avantage, si le railway du Cap au Nil le traversait !… Quelle plus-value pour les terres que nous occupons déjà et aussi pour les terres adjacentes, qu’il nous est loisible de nous faire concéder !… C’est à cette œuvre que je vous convie… C’est pour assurer ces trésors à nos actionnaires que je suis venu. »

En parlant ainsi, lord Fairfield savait quelle corde sensible il allait faire vibrer chez son hôte. Depuis l’époque déjà lointaine où la Compagnie des mines d’or de Massey-Dorp s’était trouvée dans l’impossibilité de poursuivre son exploitation, faute de minerai payant, et où les marchés financiers avaient vu ses litres tomber du jour au lendemain à la valeur du timbre dont ils étaient revêtus, — le chef de cette malheureuse entreprise portait le deuil de son rêve, moins pour lui-même que pour les actionnaires de la Compagnie. S’il avait tourné son activité vers l’agriculture, c’était afin de leur apporter une compensation relative, en tirant du domaine tout ce qu’il pouvait produire. Mais, à son gré, cette compensation était insuffisante. Faire luire à ses yeux la possibilité de l’accroître, c’était réveiller son idée fixe.

« Que faut-il faire ? demanda-t-il à lord Fairfield.

— Il faut nous accompagner à Kimberley, apporter au nouvel ordre de choses une adhésion sans réserve, établir nos titres de propriété, les étendre dans la mesure du possible, obtenir, en un mot, de Cecil Rhodes la plus large part au banquet qui se prépare… »

En causant, les visiteurs avaient remonté la pelouse qui s’ouvrait devant l’habitation et ils venaient de rentrer au salon. Le nom de Cecil Rhodes amena une question sur les lèvres de Mme Massey, assise près de la véranda, avec ses filles et la petite Tottie :

« Vous connaissez celui dont tout le monde parle et dont les uns disent tant de bien, les autres tant de mal ? demanda-t-elle.

— Je le connais, comme je connais tout le personnel colonial, au Cap, à Durban, à Kimberley et autres lieux, et j’ai de ses facultés une très haute opinion. C’est un financier et un politique de premier ordre, parce qu’il sait ce qu’il veut et marche toujours résolument à la réalisation de son programme.

— Ce programme, c’est la suprématie de la race anglo-saxonne dans toute l’Afrique du Sud ?