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ANDRÉ LAURIE

Fairfield était grand amateur d’armes nouvelles. Il examina en connaisseur tout ce qui s’offrait à sa vue.

D’abord, le canon et son essieu, tous deux d’une mobilité exceptionnelle et d’un maniement extraordinairement aisé. Long de deux mètres et demi, le canon avait neuf centimètres de calibre et se chargeait par la culasse. Cette culasse, en bois dur comme le reste, mais renforcé d’acier, s’ouvrait et se fermait hermétiquement à l’aide d’une manivelle, pour recevoir l’obus explosible. La charge, de poudre sans fumée, se composait d’un sachet de toile qui se plaçait derrière l’obus. Il n’y avait pas d’éjecteur, ni de résidu, la gargousse s’en allant en gaz, contenant et contenu. La percussion, déterminée par un mouvement du doigt, avait pour organe une détente aussi douce que celle d’un revolver. Une hausse, une lunette, un bouclier de fer complétaient l’armature extérieure. Le tout ne pesait que 350 kilogrammes et pouvait être aisément démonté de l’affût à pivot, porté sur des roues légères et permettant d’orienter la pièce dans toutes les directions, sur un arc de cercle de 180 degrés.

En raison de la courte portée, de la très faible résistance qu’elle opposait au passage de l’obus et de la petite quantité de la charge, le recul était négligeable. Ces conditions spéciales s’adaptaient, d’ailleurs, comme l’expliqua M. Weber, à la constitution propre d’un canon de bois uniquement destiné aux expériences. Pour une pièce d’acier, des types ordinaires, ces conditions eussent été modifiées. La puissance et l’originalité du nouvel engin n’étaient pas dans une longueur de tir incompatible avec sa nature fragile, mais exclusivement dans les effets de l’explosion.

L’outillage qui avait servi à créer cet engin n’était pas moins curieux que le canon et l’obus de bois. C’étaient, dans la vaste salle voûtée, une cheminée de forge, un marteau-pilon actionné par une machine électrique, qui faisait marcher aussi un tour gigantesque, un laminoir, une scie circulaire ; plus loin, un établi de menuisier, un chalumeau à gaz, une étagère chargée de flacons à réactifs, au-dessus d’une table massive, de fourneaux à réverbère, cuves et éprouvettes de toute forme. Ailleurs, une grue d’acier montée sur rails laissait pendre ses chaînes à grappins, des échantillons minéraux s’entassaient, des scories s’éclairaient d’une paillette, sous la lumière d’une lampe à gaz portative. Sur un bureau américain s’ouvrait le grand registre où M. Weber consignait au jour le jour, d’une écriture hiéroglyphique, les résultats, remarques et associations d’idées que ses recherches faisaient naître ou suggéraient à sa pensée.

Lord Fairfield considérait tout cela et ne cachait pas l’admiration qu’il éprouvait : « Un tel outillage, au fond du désert, est chose unique, disait-il, et je m’explique, après l’avoir vu, comment vous avez pu amener à un si haut degré de perfection, en quatre ou cinq ans, ce beau domaine de Massey-Dorp… »

Les visiteurs avaient remonté la galerie en pente douce qui conduisait au voisinage de l’habitation et tout en marchant lord Fairfield avait repris l’entretien.

« Ce n’est pas uniquement pour le plaisir de voir ces merveilles et de vous revoir vous-mêmes, dit-il en allumant un cigare, que nous avons fait ce long voyage, Algernon, ma sœur et moi… Si loin du monde civilisé que vous soyez ici, vous n’êtes pas sans savoir que l’Afrique australe arrive à un tournant décisif de son histoire. Parlons net. Des deux races qui s’y disputent la suprématie, celle des Afrikanders ou vieux colons, et celle des Anglo-Saxons, nouveaux venus, il s’agit de régler laquelle aura le dessus. Pacifiquement, si possible ; par la guerre, s’il est nécessaire… La Rhodesia n’est plus une simple expression géographique ; elle rentre dans le nombre des possessions et protectorats de la couronne britannique. Cette transformation peut exercer sur l’avenir de Massey-Dorp une influence trop importante pour qu’il vous soit permis de ne pas en peser les conséquences.

— Je n’ai pas manqué d’y penser, répondit M. Massey, et je vous avoue que la perspective de devenir, sans avoir été consulté, le très humble sujet de Sa Majesté la reine Victoria n’est pas précisément pour me combler