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A. MOUANS

— Elle nous épie sans cesse quand nous venons au bord de la Foux qui est aussi bien à nous qu’à elle, quoi qu’en dise sa tante ; et je parie que bientôt elle osera nous parler. »

La route que M. Brial avait fait tracer entre son champ de rosiers et le cours d’eau était tout ensoleillée, mais une rangée de peupliers ombrageait la rive de ce côté ; nos amis s’y assirent, les pieds pendants au-dessus de l’eau. Sur l’autre rive, de vieux orangers aux troncs robustes et aux superbes rameaux formaient un petit bois. Opposé au champ baignant dans la lumière et la chaleur, il paraissait aussi sombre et aussi frais que nos plus grandes forêts : c’était là que commençait la propriété de Mlle Dorothée Lissac et d’Irène, la fille du frère qu’elle avait perdu dix ans auparavant. Mlle Dorothée était la cousine germaine de M. Brial ; dans leur enfance, ils s’étaient beaucoup aimés ; mais, après une querelle sérieuse entre leurs parents, on les avait séparés, leur défendant de jouer ensemble et même de se parler. Depuis ce temps, la Foux-aux-Roses était devenue un abîme infranchissable entre le bois d’orangers et les terrains qui entouraient Beau-Soleil.

Aux yeux des jeunes Brial, le bosquet embaumé qui se trouvait sur l’autre bord était en pays ennemi, et, bien que leur père ne parlât jamais devant eux de Mlle Lissac, ils ne prononçaient pas le nom de cette parente à peu près inconnue sans y ajouter quelque parole malveillante ou hostile.

Norbert, toujours assis sous les peupliers, avait tiré de son carton la bienheureuse esquisse qu’il comptait terminer dans l’après-midi et l’examinait tout en fredonnant. Maître Jacques, non moins occupé, venait de se coucher à plat ventre pour surveiller de plus près les tribulations des brins d’herbe et des petites branches qu’il jetait au fil de l’eau, lorsqu’un ronflement étrange, assez semblable à celui que produit un vol de pigeons, leur fit lever la tête : un cycliste, sur sa machine, dévalant à toute vitesse du haut du sentier, les effleura presque au passage, puis, se heurtant quelques mètres plus bas contre un gros peuplier, fit un bond fantastique au beau milieu de la Foux !

« Aïe ! voilà un bain complet ! exclama Norbert, moitié riant, moitié effrayé ; vite, Jacques, tirons-le de là !

— C’est le garçon du jeu de boules, criait Jacques en même temps ; comme il barbote, le malheureux ! »

Et tous deux se trouvaient déjà devant l’endroit où le cycliste avait exécuté son plongeon. Ils n’entendirent point un cri aigu parti de l’autre rive et ne virent pas davantage une petite tête rousse à demi cachée derrière le tronc d’un oranger. Le spectacle qu’ils avaient sous les yeux était assez comique pour les occuper : dans l’eau peu profonde mais rapide, le jeune étranger se débattait avec des mouvements semblables à ceux d’une grenouille.

« Tâchez de saisir ce bâton, je vous aiderai en tirant dessus, lui dit Norbert : y êtes-vous ?… un, deux, trois…

— Arrêtez ! pas si vite, il m’est impossible de remonter ce talus rempli de ronces !… gémit d’un ton piteux le baigneur malgré lui.

— Ah ! dame, ça n’est pas doux, mais il faut en passer par là ou bien rester dans l’eau… Allons, du courage !

— Mais vous ne voyez pas qu’à chaque mouvement je me pique, je m’égratigne… aïe, aïe, c’est affreux !

— Eh donc ! est-ce qu’un grand garçon doit pleurnicher ainsi pour quelques piqûres ?… D’ailleurs, plus vous voudrez mettre de précautions, plus cela vous fera de mal. Regardez si j’y vais carrément. »

Norbert, s’étant avancé sans hésitation parmi les ronces, saisit par la main le petit douillet qui fut bien obligé de suivre sa ferme impulsion et, toujours geignant, grimpa le talus épineux derrière celui qui l’entraînait.

« Bravo ! fit Jacques, qui s’était employé de son mieux à seconder son frère en le retenant par ses habits. Norbert vous a donné encore un fameux coup de main, j’espère que cette fois-ci vous allez le remercier.

— Certainement, répondit le sauvé en frottant avec des grimaces significatives ses bras