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JULES VERNE

Du côté où les branches du tamarin avaient rencontré le sol, le recul des éléphants laissait le champ libre. Rapidement, le fore­ loper, dont le cri avait été entendu, fut à terre. Les trois autres le suivirent et prirent aussitôt la fuite. Tout d’abord dans leur acharnement contre les arbres encore debout, les animaux n’avaient pas aperçu les fugitifs. Max Huber, Llanga entre ses bras, courait aussi vite que le lui permettaient ses forces. John Cort se maintenait à son côté, prêt à prendre sa part de ce fardeau, prêt égale­ ment à décharger sa carabine contre le pre­ mier de la harde qui serait à sa portée. Le foreloper, John Cort et Max Huber avaient à peine franchi un demi-kilomètre, lorsqu’une dizaine de ces éléphants, se déta­ chant de la troupe, commencèrent à les pour­ suivre. « Courage... courage !... cria Khamis. Con­ servons notre avance !... Nous arriverons !... » Oui, peut-être, et encore importait-il de ne pas être retardé. Llanga sentait bien que Max Huber se fatiguait. « Laisse-moi... laisse-moi, mon ami Max !... J’ai de bonnes jambes... laisse-moi !... » Max Huber ne l’écoutait pas et tâchait de ne point rester en arriére. Un kilomètrç fut encore enlevé, sans que les pachydermes eussent sensiblement gagné de l’avance. Par malheur, la vitesse de Khamis et de ses compagnons se ralentissait, la respi­ ration leur manquait devant cette formidable galopade. ’ «Cependant la forêt ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de pas, et n’était-ce point le salut probable, sinon assuré, derrière ces épais massifs au milieu desquels les énormes animaux ne pourraient manœuvrer à l’aise ?... « Vite.*, vite !... répétait Khamis. Donnezmoi Llanga, monsieur Max... — Non, Khamis... j’irai jusqu’au bout ! » Un des éléphants ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de pas. On entendait la sonnerie de sa trompe, on sentait la chaleur

de son souffle. Le sol tremblait sous ses larges pieds qui battaient le galop. Encore une minute, et il aurait atteint Max lluber, qui ne se maintenait pas sans peine près de ses compagnons. Alors John Cort s’arrêta, se retourna, épaula sa carabine, visa un instant, fit feu et frappa, paraît-il. l’éléphant au bon endroit. La balle lui avait traversé le cœur, il tomba foudroyé. « Coup heureux ! » se dit John Cort, et il se reprit à fuir. Les autres animaux, arrivés peu d’instants après, entourèrent la masse étendue sur le sol. De là un répit dont le foreloper et ses compagnons allaient profiter. Il est vrai, après avoir abattu les derniers arbres du tertre, la harde eut bientôt rejoint ceux qui le précédaient, et, en rangs pressés, se précipita vers la forêt. Aucun feu n’avait reparu ni au niveau de la plaine, ni aux cimes des arbres. Tout se confondait sur le périmètre de l’obscur horizon. Épuisés, époumonés, les fugitifs auraientils la force d’atteindre cette lisière ?... « Hardi... hardi !... » criait Khamis. S’il n’y avait plus qu’une centaine de pas à franchir, les éléphants n’étaient que de qua­ rante en arrière... Un suprême effort — celui de l’instinct de conservation — fut fait. Khamis, Max Huber et John Cort se jetèrent entre les premiers arbres, et, à demi inanimés, tombèrent sur l’herbe épaisse du sol. En vain la harde voulut-elle dépasser la lisière. Les arbres étaient si pressés qu’elle ne put forcer le passage, et ils étaient de si forte dimension qu’elle ne parvint pas à les renverser. En vain les trompes se glissèrentelles par les interstices, en vain les derniers rangs poussèrent-ils les premiers. Les fugitifs n’avaient plus rien à craindre des éléphants, auxquels la grande forêt de l’Oubanghi oppo­ sait un insurmontable obstacle. Jules Verne. (La suite prochainement.)