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COLETTE EN RHODESIA

et viennent, silencieux et obéissants, sur les ordres de leurs aînés, comme ils allaient et venaient tout à l’heure pour leur apporter des munitions, sans que leurs visages enfantins, déjà sérieux et un peu lourds, perdent cette impassibilité qui leur est propre et qui serait risible chez eux, si c’était l’heure de rire.

Les morts, au nombre de 123, ont été rangés en ligne, la figure couverte de leur casque, et l’on s’occupe activement de préparer leur dernière demeure : une longue fosse de trente mètres qui déjà se creuse à vue d’œil au pied du mamelon qu’ils espéraient gravir et prendre d’assaut il n’y a pas une heure ! Tous les égards, toutes les mesures que l’humanité commande ont été observés. Non seulement des hommes experts se sont assurés que, parmi tous ces corps qui vont être livrés à la sépulture, aucune étincelle de vie ne demeure, mais des mains pieuses les ont fouillés pour recueillir tous les objets personnels qui, soigneusement étiquetés, et en suite envoyés au quartier général anglais, seront un jour expédiés aux familles, deviendront ces reliques glorieuses qu’on garde dans un tiroir consacré, qu’on montre aux enfants quand arrive le douloureux anniversaire, en leur redisant le nom qu’il ne faut pas oublier : celui du héros qui a donné sa vie et qui n’a pas de tombe au pays natal.

Et aussi les vainqueurs veulent que nul rite religieux ne manque à la cérémonie funèbre. « Fais au prochain comme tu voudrais qu’il te fût fait à toi-même. »

Tous les morts ont été déposés côte à côte dans la longue fosse : une épaisse couche de terre les recouvre bientôt et forme un monticule allongé, devant lequel tous les Boers se rangent, silencieux. Agrippa Mauvilain ôte son chapeau ; toute la tribu se découvre comme lui ; il a ouvert sa Bible ; il a choisi un chapitre préféré :

« Le second Livre de Samuel,
autrement dit
Le second Livre des Rois. »

annonce-t-il d’une voix forte.

Tout le monde connaît cette effusion sublime du poète-roi après la bataille où est tombé ce Saül qui, après l’avoir aimé, lui voulait tant de mal :

« … Israël, qu’est devenue ta beauté ?… Comment le puissant est-il tombé ?… Dites-le à Gathi… Publiez-le dans les rues d’Askalon ; que les filles des Philistins se réjouissent ; que les montagnes de Gilboa soient privées de rosée ; que les champs demeurent stériles, car le bouclier de l’oint du Seigneur, le bouclier de Saül est avili…

« … Et vous, filles d’Israël, pleurez sur Saül !… Il vous avait revêtues de pourpre… Il avait mis de l’or sur vos vêtements…

« … Comment le puissant est-il tombé ? Je pleure sur toi aussi, mon frère Jonathan. Mon âme est en détresse, car l’amour que je te portais passe l’entendement. .....

« … Comment le puissant est-il tombé ?… Comment ses armes sont-elles brisées ?… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois lu le chapitre, Mauvilain passe à l’oraison personnelle. De ce morceau, plein de réminiscences bibliques et d’allusions aux persécutions passées, débordant de foi, nourri de charité, et pourtant enflammé d’un féroce enthousiasme guerrier, on ne reproduira que quelques mots, car autant il était fait pour plaire à cet auditoire spécial, autant il serait de nature à ennuyer le lecteur.

« Le Seigneur nous a prêté l’appui de son bras puissant ! Sa droite a soutenu le juste ! » répétait d’une voix tonnante le bon Agrippa, peu soucieux des redites et ne s’inquiétant pas de ce que deviendrait cette rhétorique le jour où, comme dans toutes les affaires humaines, ce serait le tour du « juste » de goûter l’amertume de la défaite et de voir le bras du Tout-Puissant au service du camp opposé.

« Honneur aux morts ! Salut aux braves soldats tombés au champ de gloire ! Nous prions sincèrement le Seigneur de les avoir en sa garde ; de leur décerner là-haut la couronne due au courage malheureux ! » disait le chrétien charitable. « Mais, reprenait aussitôt le patriote boer, que la pitié n’amollisse