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JULES VERNE

Ces étrangers, le monarque wagddien sem­ blait les regarder sans les voir, les écouter sans les entendre. 11 ne faisait pas un mou­ vement, pas un geste, comme s’il eut été en état de complète hébétude. Max Huber s’approcha, et, peu respectueux envers ce souverain de l’Afrique centrale, il le prit par les épaules et le secoua vigoureu­ sement. Sa Majesté fit une grimace (pie n’eût pas désavouée le plus grimacier des mandrilles de l’Oubanghi. Max Huber le secoua de nouveau. Sa Majesté lui tira la langue. « Est-ce qu’il est fou ?... dit John Cort. — Tout ce qu’il y a de plus fou, pardieu ! fou à lier ! » déclara Max Huber. Oui... le docteur Johausen était en absolue démence. A demi déséquilibré déjà lors de son départ du Cameroun, il avait achevé de perdre la raison depuis son arrivée à Ngala. Et qui sait même si ce n’était pas cette dé­ générescence mentale qui lui avait valu d’étre proclamé roi des Wagddis ?... Est-ce que chez les Indiens du Far West, chez les sauvages de l’Océanie, la folie n’est pas plus honorée que la sagesse, et le fou ne passe-t-il pas, aux yeux de ces indigènes, pour un être sacré, un dépositaire de la puissance divine ?... La vérité est que le pauvre docteur était dépourvu de toute intellcctualité. Et voilà pour­ quoi il ne se préoccupait pas de la présence des quatre étrangers au village, comment il n’avait pas reconnu deux d’entre eux pour des indi­ vidus de son espèce si différente de la race wagddienne ! « Il n’y a qu’un parti à prendre, dit Khamis. Nous ne pouvons pas compter sur l’inter­ vention de cet inconscient pour nous rendre la liberté... — Assurément non !... affirma John Cort. — Et ces animaux-là ne nous laisseront jamais partir, ajouta Max Huber. Donc, puisque l’occasion s’offre de fuir, fuyons... — A l’instant, dit Khamis. Profitons de la nuit... — Et de l’état où se trouve tout ce monde de demi-singes, déclara Max Huber.

— Venez, dit Khamis en se dirigeant vers la première chambre. Essayons de gagner l’esca­ lier du village et jetons-nous à travers la forêt. — Convenu, répliqua Max Huber, mais... le docteur... — Le docteur ?... répéta Khamis. — Nous ne pouvons pas le laisser dans sa souveraineté wagddienne... Notre devoir est de le délivrer... — Oui, certes, mon cher Max, approuva John Cort. Mais ce malheureux n’a plus sa raison... il résistera peut-être... S’il refuse de nous suivre ? — Tentons-le toujours », répondit MaxHuber en s’approchant du docteur. Ce gros homme — on l’imagine— ne devait pas être facile à déplacer, et, s’il ne s’y prê­ tait pas, comment réussir à le pousser hors de la case ?... Khamis et John Cort, se joignant à Max Huber, saisirent le docteur par le bras. Celui-ci, très vigoureux encore, les repoussa et sc recoucha tout de son long en gigottant comme un crustacé qu’on a retourné sur le dos. « Diable ! fit Max Huber, il est aussi lourd à lui seul que toute la Triplicc... — Docteur Johausen ?... » cria une dernière fois John Cort. Sa Majesté Msélo-Tala-Tala, pour toute ré­ ponse, se gratta de la façon la plus simiesque... « Décidément, dit Max Huber, rien à ob­ tenir de celte bête humaine !... Il est de­ venu singe... qu’il reste singe... et continue à régner sur des singes ! » 11 n’y avait plus qu’à quitter la demeure royale. Par malheur, tout en grimaçant, Sa Majesté s’était mise à crier et si fort qu’elle devait avoir été entendue, si des Wagddis se trouvaient dans le voisinage. D’autre part, perdre quelques secondes, c’était s’exposer à manquer une occasion si favorable... Raggi et ses guerriers allaient peut-être accourir... La situation des étrangers, surpris dans la demeure de Msélo-Tala-Tala, s’aggraverait, et ils devraient renoncer à tout espoir de recouvrer leur liberté. Khamis et ses compagnons abandonnèrent donc le docteur Johausen et, rouvrant la porte, s’élancèrent au dehors.