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J. DAIGRET

sonne que la cousine Lissac n’a la clef ; il n’y a qu’elle qui ait pu l’ouvrir.

— Dans ce cas, elle ne la refermera pas », répondit Philippe.

À cheval sur le parapet moussu, les yeux brillants de malice, il faisait tournoyer au-dessus de sa tête avec un geste de triomphe la grande clef reluisante enlevée à la serrure.

« Oh ! Philippe !… y penses-tu ? s’écria Jacques suffoqué.

— Je crois bien que j’y pense ! ce sera très agréable de passer de l’autre côté de la Foux quand cela nous plaira.

— C’est que la cousine Dorothée regarde ce pont comme une chose sacrée !…

— Qu’est-ce que cela peut te faire, bêta !… as-tu peur de la contrarier ?… elle n’est guère aimable pour toi, elle ne demande même pas à ton frère de t’amener à la bastide, et, pas plus tard qu’hier, j’ai entendu Norbert dire à Marthe : « Bientôt tu viendras avec moi chez la tante d’Irène !… »

— Tu l’as entendu ?

— Puisque je te le dis ! À ta place, ça me vexerait d’être compté pour rien. »

Le rouge du dépit monta aux joues de Jacques. Au fond, il grillait d’envie de franchir à son tour le seuil défendu des Lissac, et il comprenait fort bien que, sans sa sotte conduite à l’égard d’Irène, sans les malveillantes réflexions qu’il faisait à tout propos en parlant de la vieille demoiselle, Norbert lui eût fait la même proposition qu’à Marthe.

Philippe insista encore :

« Ce serait bête de remettre cette clef en place pour qu’on nous fermât de nouveau la porte au nez !

— C’est vrai tout de même, tu as raison, mais impossible de l’emporter chez nous !…

— J’ai trouvé !… regarde… »

La clef, lancée à toute volée, disparut dans la Foux avec un petit floc discret.

« Hein ! qu’en dis-tu ?…

— Je crois qu’il faut prendre nos bateaux et nous sauver au plus vite ; la cousine va certainement revenir et si elle découvrait que c’est nous… »

Jacques s’élança pour tirer de l’eau les deux petits navires et s’enfuit en courant à travers le champ de rosiers, suivi de près par son ami qui répétait :

« Tu sais, nous avons joué ce bon tour-là ensemble, ne va pas me trahir ! »

Dans le même moment, Norbert se rendait chez le docteur Ortiz :

« Entrez, dit celui-ci en interrompant sa lecture pour se tourner vers la porte où deux légers coups avaient été frappés ; c’est toi, Norbert, que veux-tu, mon ami ? ta maman serait-elle plus souffrante ?

— Dieu merci, non, monsieur, ce serait trop de malheur à la fois. Je viens de la part de ma cousine Lissac vous confier un secret. »

En peu de mots le jeune garçon expliqua avec émotion comment on avait appris l’accident de chemin de fer, le départ de Mlle Dorothée et le désir qu’ils avaient de ne point inquiéter Mme Brial. La physionomie ouverte et gaie du bon docteur était devenue grave.

« Je le crois bien, qu’il faut préserver ta mère d’une pareille émotion ! Mlle Lissac a eu mille fois raison. Excepté lorsqu’elle parle de la Foux-aux-Roses, je ne connais personne qui ait un meilleur jugement. Je vais sur-le-champ faire visite à notre malade, et je me charge de la rassurer si le retard de ton père la tourmente.

— Oh ! merci, docteur, je ne pourrais pas lui parler comme cela tout de suite, les larmes m’étoufferaient.

— Il faut cependant que tu aies le courage de garder pour toi ce gros secret : Marthe a une tête de linotte, elle laisserait voir son chagrin ; Jacques est également trop enfant ; quant à la vieille Rousseline, c’est une bavarde.

— Soyez tranquille, monsieur, ils ne se douteront de rien.

— À la bonne heure. »

La voiture du médecin l’attendait, Norbert y prit place près de lui et l’on partit.

« N’est-ce pas étonnant, docteur, dit-il en route, la cousine Dorothée ne se lasse pas de répéter que papa est son ennemi et, pour aller le soigner, le chemin de fer ne lui faisait plus peur du tout !