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ANDRÉ LAURIE

des prières n’ont subi aucune altération chez eux, au moment où nous pénétrons sous leur toit, à cette heure de midi où la succulente soupe aux choux chante à la crémaillère et où chacun se délecte d’avance à la pensée du bon morceau de lard qui va l’accompagner. Mélange de Hollandais et de huguenots, hardis colons et grands chasseurs, les Mauvilain sont remarquables, depuis le premier jusqu’au dernier, par un attachement fanatique à la Bible et par leur formidable appétit. Ils ont, certes, bien d’autres traits caractéristiques dont la plupart sont admirables, mais pour le moment la dévotion et la faim dominent tout le reste et se livrent un terrible combat. Agrippa Mauvilain et ses fils ont besogné durement toute la matinée et ils auraient grandement besoin de s’attabler sans plus tarder, de se servir une généreuse portion de cette soupe que dame Gudule assaisonne d’une main experte, de calmer enfin les tiraillements d’un estomac qui crie famine. Mais l’exercice religieux réclame ses droits. Agrippa Mauvilain a sa tradition qu’il a transmise intacte à ses fils, et, quoique ces jeunes affamés ne puissent se tenir de couler de temps à autre des regards luisants du côté de la cheminée, ils ne se montreront pas inférieurs à la situation ; ils sauront écouter bravement le chapitre de la Bible que le père lit d’une voix nasale, sans omettre un verset ou faire grâce d’une virgule… Enfin, cette rude pièce de résistance est avalée. C’est le livre des lamentations de Jérémie, un beau morceau sans doute, mais un peu sombre, paraîtrait-il, pour de si jeunes auditeurs, et un peu long pour des gens qui attendent leur repas ?… Point. Qu’on jette les yeux seulement du côté où Nicole, bien guérie aujourd’hui et enfin rendue au bercail, se tient assise, recueillie, et écoute de toute son âme la voix paternelle, détaillant les lugubres effusions du prophète. Ceci n’est point pour elle, évidemment, une lecture banale ; à plus d’un passage on pourrait voir ses lèvres frémir, le feu monter à sa joue, un éclair passer dans ses yeux. C’est que, ainsi que tous les siens, elle a appris à lire dans la Bible ; elle en connaît toutes les beautés étranges, sublimes ou barbares, et, selon la coutume de ceux qui goûtent sincèrement la musique ou la poésie, elle fait dire à celle-ci tous les sentiments dont son cœur est plein. Peu importe que les lamentations du poète hébreu ne s’accordent que vaguement avec les griefs du peuple boer ! Elle a vite fait de transposer ce qui n’est pas au diapason, d’intercaler ce qui manque, de supprimer ce qui est de trop. Pour elle, Sion c’est Prétoria, l’anonyme adversaire contre lequel sont dirigées tant d’objurgations passionnées, c’est l’Anglais, et celui qui se plaint, qui pleure et qui espère, c’est l’élu du Seigneur, celui qui a gardé sa loi, le Boer, en un mot !

La lecture finie, le père va d’un pas solennel remettre le livre à la place d’honneur où il trône de temps immémorial, ainsi qu’il l’a vu faire à son père, ainsi que fera après lui son aîné. Cette Bible mériterait qu’on s’arrêtât un instant à l’examiner ; elle intéresserait certainement un bibliophile ; grande et lourde, couverte d’un beau vieux cuir terni, mais non déchiré par deux cents ans d’usage, elle est renforcée de coins d’argent et assujettie par un fermoir de même métal. Si on l’ouvre, on trouve en haut du premier feuillet volant cette inscription : Agrippa de Mauvilain, proscrit pour sa foi, 1685. Puis vient une kyrielle d’autres Agrippa de Mauvilain avec la date de la naissance de chacun. Au bout d’un siècle environ, la particule est abandonnée et la liste des noms s’allonge d’année en année. Ce sont là tous les parchemins, toutes les archives de la famille. Mais le volume seul témoignerait que les Mauvilain n’étaient pas gens de peu, même si la tradition soigneusement transmise de père en fils ne l’affirmait hautement. La version française du texte, imprimée sur beau papier de Hollande par Gansius d’Amsterdam, ne portait pas de nom d’auteur. Ce n’était pas celle de Sacy ; le modeste écrivain avait gardé l’anonyme et ne s’était pas mis en peine de donner à sa traduction un tour littéraire, se contentant de rendre en conscience la rude saveur de l’original. Tel quel, ce livre est, depuis plus de deux siècles,