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A. MOUANS

— Oh ! cousine Dorothée, que vous êtes bonne !

— Par le chemin de fer ! vous n’y pensez pas, mademoiselle !

— Oui, par le chemin de fer, monsieur Bosque, j’y pense fort bien ; mais, comme le meilleur cheval ne peut me conduire aussi vite que cette invention infernale, je me décide !… Honoré m’a déjà attendu que trop longtemps ! »

Bosque secouait la tête d’un certain air qui signifiait : « Quand elle sera en wagon, j’y croirai !… »

« Donnez-moi votre sac, dit-il, je le porterai jusqu’à la gare.

— Et moi, ton parasol, tante ?… nous t’accompagnons, n’est-ce pas, Norbert ?

— Je crois bien ! » dit le jeune garçon qui reprenait courage.

On se mit en marche, Mlle Lissac, en tête, et Bosque à ses côtés ; le brave homme n’était pas encore revenu de sa surprise.

« Mademoiselle, insinua-t-il, chemin faisant, savez-vous bien ce qu’on trouve au bout de ce voyage ?

— Vintimille, une ville comme les autres, je suppose !

— Oui, mais, avant d’y arriver, vous franchirez des ponts au-dessus de vallées profondes…

— Et après ?

— Vous traverserez des torrents…

— Et ensuite ?

— Vous passerez sous Menton, puis il y aura des tranchées, cinq tunnels d’une longueur effrayante !…

— Et après les tunnels ? demanda Mlle Dorothée qui allongeait toujours le pas.

— Après ?… pécaïre, après… vous arriverez à Vintimille !

— C’est tout ce qu’il me faut, maître Bosque ; vous croyez donc me faire peur avec vos torrents et vos tunnels ?

— Je ne dis pas ça, mais c’est si drôle… je vous avais toujours entendue déclarer que les chemins de fer…

— Sont la plus détestable découverte de notre siècle, oui, je l’ai dit… et qu’on y est secoué, ballotté, ahuri, je le répète encore… et aussi que ceux qui, sans raison, montent là-dedans pour se promener, méritent d’avoir les os rompus… mais, moi, j’ai une raison… une bonne, une excellente raison… et, quand je serais certaine qu’une catastrophe m’attend sur la route, je partirais tout de même !… les Lissac savent faire leur devoir !

— C’est bien beau, mademoiselle, oui, c’est bien beau ce que vous faites là ! répliqua Bosque électrisé par le ton de la vieille demoiselle ; seulement, Dieu merci, il n’arrive pas d’accidents tous les jours, vous reviendrez saine et sauve !

— Je le désire, Bosque ; en tout cas, mon testament est chez mon notaire, avec une lettre où je recommande à Irène de maintenir ses droits sur notre Foux !… Ah ! j’arrive juste pour prendre mon billet… »

Les employés appelaient les voyageurs en retard.

« Adieu, petits, adieu ! dit la tante Dor qui serra vivement sur son cœur Norbert et Irène, demain, si je suis en vie, vous aurez des nouvelles d’Honoré ; jusque-là ne parlez de l’accident qu’au docteur Ortiz ! »

Lorsqu’elle eut disparu, les enfants se regardèrent comme s’ils n’étaient pas très sûrs d’être éveillés :

« Il me semble que je viens de rêver ! dit Irène ; quelles choses extraordinaires se sont passées depuis une heure !… Tante Dor t’a ouvert le pont fermé, et elle prend le chemin de fer pour aller soigner le cousin Honoré qu’elle appelle son ennemi ! Pouvez-vous y croire, Norbert ?

— Il le faut bien, puisque c’est vrai !… Écoutez, voilà le train qui siffle… chère cousine Dorothée, je n’oublierai jamais son dévouement ! vous aviez raison, cousinette, elle aime toujours papa !

— Oui, oui, elle a du bon, beaucoup de bon », conclut Bosque d’un air entendu.

A. Mouans.

(La suite prochainement.)