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ANDRÉ LAURIE

pompeuse, aussi merveilleusement stylée que parfaitement hostile, avec le service d’amour que la bonne Martine, l’excellent Le Guen et toute une troupe noire et grouillante rendent ici joyeusement à leurs maîtres.

J’ai refait connaissance, charmée, avec toute la famille. (Prenez famille dans son sens le plus large, et comprenant Goliath et la petite Tottie, aussi bien que le plus mince négrillon.) L’aimable et savant docteur Lhomond, M. Weber, le personnage le plus distrait des temps modernes, de ressources si variées, inventeur de son métier et qui remplace à lui seul toute une armée d’industriels, d’artistes et de manufacturiers ; M. Brandevin, ci-devant cuisinier, citoyen de Marseille, possesseur d’un accent à l’ail, homme de peu de lettres, mais compagnon d’épreuves des Massey, respecté comme tel, et dont les plats exquis font oublier la personne, qui ne l’est pas ; M. Martial Hardouin, jeune savant de haute mine, de grand cœur et de bel avenir, et surtout, surtout ! archéologue… Mon mari et lui sont tombés dans les bras l’un de l’autre (métaphoriquement) et d’emblée : les voilà enfoncés dans l’histoire du Monomotapa. Vous savez que nous y sommes ici et que la Rhodesia, loin d’être un pays neuf, comme l’imagine le vulgaire, est plus ancienne encore que votre terre des Pharaons. Les Phéniciens y venaient chercher de l’or : ils ont creusé le sol de puits sans fond et de galeries sans fin.

Ils y ont bâti, tout prés de nous, une tour cyclopéenne où vit M. Martial Hardouin avec sa jeune et charmante femme, où il fait chaque jour des découvertes et où M. Algernon Higgins aimerait fort de s’installer à jamais si je lui en donnais la permission. Pensez donc qu’il suffit de gratter le sol pour extraire des tessons de poterie assez vilains, soit dit entre nous, mais qui aux initiés racontent, paraît-il toutes sortes de choses palpitantes sur un passé fantastique. Pour être antiquaire, au surplus, Martial Hardouin n’en est pas moins un fort aimable cavalier et ses conquêtes souterraines ne l’ont pas empêché d’en poursuivre une autre au grand soleil : à savoir la main de Colette qu’il obtint voici trois ou quatre ans et dont il est digne à tous égards, ce qui n’est pas de ma part un mince éloge. Vous savez la sincère affection que j’ai voué à Colette, cette enfant au cœur de lion et à la douceur de colombe ; qui traversa naguère tant d’affreux périls[1], qui s’est vue prisonnière de guerre, esclave, menacée de tous les supplices et qui, sortie de tant de hasards, a gardé le calme gracieux et la tranquille possession de soi que l’on croit trop aisément le monopole des sphères privilégiées — un ton que pourraient lui envier les femmes les plus accomplies, — Colette est unique ! une vraie légende vivante que je ne me lasse pas de relire. C’est surtout pour la revoir, l’interroger, elle et son frère Gérard, leur faire dire cent fois les détails de leur épopée que j’ai voulu accompagner Algernon et mon frère dans ce long voyage. Certes, tous les Massey en bloc et en détail ont ma sympathie et mon amitié : M. Massey est un chef dans toute la force du terme. La manière dont il gouverne et discipline la troupe noire de ses serviteurs, les miracles accomplis par lui dans ce coin de terre, méritent la plus respectueuse admira tion ; Mme Massey attendrirait les rochers avec sa couronne de cheveux blancs, sa bonté, ses traits admirables de Niobé — une Niobè à qui les dieux ont rendu ses enfants ! Henry, leur fils aîné, actuellement à Prétoria, est de toutes les manières leur digne héritier ; mais Gérard, Gérard et Colette sont mes favoris, mes héros, et Lina, leur petite compagne d’aventures, partage à mes yeux le reflet de leur gloire. Pour le dire en passant, ou je me trompe fort, ou en verra avant peu un mariage de plus dans cet Éden. Lina Weber est, aujourd’hui, une grande jeune fille rieuse, forte, et si jolie que, n’était le voisinage de Colette, on ne pourrait rien imaginer de plus charmant ; Gérard Massey me fait l’effet de n’être nullement aveugle sur son mérite, ni Lina sur celui de Gérard ; si bien qu’un de ces matins M. Weber, tombant de la lune, pourra bien s’entendre avec stupéfaction demander la main de sa

  1. Voir Gérard et Colette, et le Filon de Gérard, première et deuxième parties des « Chercheurs d’or de l’Afrique australe », par André Laurie. J. Hetzel et Cie.