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A. MOUANS

— Il fallait le dire tout de suite… Voilà, tante, voilà !… »

Irène, aiguillonnée par la curiosité, monta l’escalier en courant et présenta sa mine rose à l’entrée de la chambre qu’on n’ouvrait jamais, hors les jours de grands nettoyages. Elle vit Mlle  Dorothée en train de tout bouleverser dans l’armoire.

« Arrive donc, fillette, dit celle-ci, j’ai besoin que tu m’aides…

— À quoi, tante ? est-ce que nous faisons la Saint-Michel[1] ?

— Petite folle ! tu serais aussi fâchée que moi d’abandonner la bastide.

— Je crois bien !… et la Foux, cela me ferait encore plus de peine !

— Bien pensé, ma fille, tu es une vraie Lissac !… à présent, aide-moi à la trouver…, il y a si longtemps, je ne sais plus où je l’ai mise… pourtant, il me semble que je vois sa petite figure…

— Une figure ? alors c’est une poupée que tu cherches… ou bien un portrait !… et Marie-Louise qui me parlait d’un morceau de bois.

— Marie-Louise est une insolente ! le « chef-d’œuvre » de ton grand-père n’est pas un bâton !

— La canne, la fameuse canne de bon papa Lissac, dont tu m’as tant parlé… c’est elle que tu cherches ! oh ! je vais t’aider, j’ai si grande envie de la voir ! »

Irène se mit à l’œuvre avec une ardeur extraordinaire et n’eut pas de peine à achever le désordre de la malheureuse chambre. Sa besogne durait depuis vingt minutes et elle était à demi plongée dans le bahut rempli de papiers lorsqu’elle poussa un cri de triomphe :

« Tante Dor, je crois que j’ai trouvé : c’est un paquet long, long, et pas plus gros qu’une flûte ; vois plutôt ! »

Mlle  Dorothée, toujours occupée à explorer les rayons de l’armoire, quitta son escabeau.

« Oui, oui, dit-elle contenant son émotion, je reconnais le papier et la ficelle nouée aux deux bouts… tu l’as trouvée, enfant, il est juste que tu aies l’honneur de la développer ! »

D’une main que le ton solennel de sa tante faisait trembler, la fillette enleva l’enveloppe poussiéreuse et se mit à examiner curieusement ce qu’on nommait « le chef-d’œuvre du père Lissac ».

C’était, en effet, une merveille que ce long bâton mince, autour duquel sa main habile avait sculpté de légères branches de roses et qui se terminait, en guise de pomme, par le buste d’une petite Provençale, au minois pas plus gros qu’une noisette s’épanouissant dans un rire malicieux.

« Ah ! la belle mignonne ! comment a-t-elle pu rire si longtemps sous ce vilain papier ! » s’écria Irène ravie.

Au lieu de répondre, Mlle  Lissac s’assit et, après avoir posé la canne sur ses genoux, demanda à sa nièce :

« As-tu oublié ce que je t’ai raconté au sujet de cette canne ?

— Non, tante Dor ; tu vas voir que je le sais sur le bout du doigt. Le jour où mon grand-père s’est tué en tombant de cheval, il a enveloppé lui-même son chef-d’œuvre et t’a dit avant de partir :

« — Je veux l’envoyer à mon ennemi Brial ; s’il est juste, notre querelle finira bientôt… »

— C’est cela même.

— Toi, tu étais mécontente, parce que l’oncle Brial semblait tous les jours plus fier et plus arrogant avec vous… grand-père est parti sans vouloir t’écouter et… comme il revenait de Mougins, le cheval l’a jeté à terre…

— Et je n’ai pas envoyé la canne parce que le père d’Honoré est mort subitement le lendemain, acheva la tante Dor ; je l’ai serrée… sa vue me rappelait un trop triste souvenir.

— C’était dommage ! elle est jolie ; si tu veux, nous lui trouverons une bonne place dans la salle pour que tout le monde l’admire !

— Mieux que ça, ma fille, nous en ferons cadeau à Norbert ; sa conduite de l’autre jour mérite une récompense ; de plus, il a le même goût que mon père pour la sculpture sur bois ; ses bonshommes ne sont pas mal tournés, cela me touche et je veux l’encourager.

  1. Expression provençale qui signifie déménager.