Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/305

Cette page a été validée par deux contributeurs.
304
A. MOUANS

— Philippe a tort, prononça Irène d’un petit ton net et bref, qui lui donnait une certaine ressemblance avec sa tante. Comment Jacques aurait-il deviné ce que l’on avait dit avant son arrivée ?… Et puis, on ne ment pas pour faire plaisir aux autres ! Si je m’avisais de mentir comme Philippe, tante Dor ne me le pardonnerait pas de sitôt.

— C’est bien cela aussi qui a fâché papa, reprit Nad. Pour l’affaire des hameçons, mon frère aurait reçu une simple observation, tandis que père l’a privé du voyage à San Remo…

— Figure-toi, interrompit Marthe, que Nadine a voulu rester, afin que la punition fût moins dure à son frère… C’est héroïque. Eh bien ! pour la récompenser, monsieur boude et déclare qu’il ne donnera pas un sou à notre loterie.

— Une loterie ?…

— Certainement ; c’est le projet dont je t’ai parlé. M. Ortiz a dit que Thérésine ne doit pas marcher avant que son pied ne soit guéri ; elle ne pourra recommencer que dans trois semaines. Mme Jouvenct lui a remis de l’argent ; elle et sa mère ne manqueront de rien, et Nad a obtenu la permission de faire une loterie, dont nous offrirons le produit à la mère Riouffe. Veux-tu être des nôtres ?

— Je crois bien !… Je placerai des billets à tante Dor, à Misé Sérat, à Mme , à mon professeur… à une foule d’autres personnes, et nous récolterons un argent fou. — Avant tout, ce sont des lots qu’il nous faut, fit observer Nadine. Moi, je peux dépenser dix francs de ma bourse pour en acheter, et Norbert, qui sculpte de si jolis bonshommes en bois, m’a promis deux marins tout à fait soignés.

— J’ai acheté tant de choses ce mois-ci qu’il ne me reste que trois francs, soupira Marthe, dont la figure s’allongeait.

— Et moi, je n’ai pas un sou ! déclara bravement Irène ; mais tante Dor me fournira du coton, de la laine, et, avec une bonne aiguille, je trouverai moyen de faire quelque chose de gentil.

— Des ouvrages ! tu crois qu’on en peut donner comme lots ?

— Mais certainement.

— Alors, je suis sauvée ! »

Marthe bondit vers les tiroirs de son chiffonnier et revint poser sur la table une quantité d’objets dont les couleurs variées faisaient penser à l’habit d’Arlequin.

« Qu’est-ce que cela ? demanda Irène, pendant que Nad, plus au courant des travers de Marthe, pinçait les lèvres pour ne pas rire.

— Tu le vois, répondit la brunette avec aplomb, ce sont mes petits ouvrages commencés !… Maman me gronde sans cesse parce que je ne termine rien ; elle va être joliment contente !… Regarde, voilà d’abord une paire de petits chaussons…

— Mais le premier est à peine à moitié !

— Et puis une dentelle au crochet…

— Il n’y en a que dix centimètres…

— Un porte-aiguilles, un dessous de lampe, une bourse perlée, et ce vide-poche », poursuivit l’imperturbable Marthe, dont les mains brouillonnes prenaient et quittaient chaque objet.

Irène, qui les passait à l’examen, éclata de rire.

« Qu’est-ce qui te prend ? Trouves-tu mes ouvrages mal faits ? s’écria Marthe.

— Au contraire ; seulement, combien te faudra-t-il de jours pour tout achever ? »

La fillette leva les bras au ciel : « Des jours ! comme tu y vas ! Je ne suis pas une machine !

— C’est que notre loterie ne peut pas attendre, observa Nadine.

— Alors, nous pourrions faire comme les marchandes d’ouvrages ; elles les vendent commencés ! On les mettrait en loterie comme cela ; les personnes qui les gagneraient auraient le plaisir de les terminer. »

L’idée était si ridicule que le rire de Nad se mêla à celui d’Irène :

« Ah ! ma pauvre Marthe ! quelle invention ! Je te demande un peu ce que ton père ou le mien, ou un autre monsieur, feraient d’un ouvrage commencé ?… C’est trop drôle ! »

Ce fut l’air piteux de la pauvre Marthe qui calma leur gaieté :