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COLETTE EN RHODESIA

Le Guen… En route, elle rencontra M. Hardouin qui revenait seul, très étonné de n’avoir pas été averti de leur départ et inquiet d’apprendre qu’ils ne sont pas à la maison… On retourne à la terrasse de la Tour, à l’atelier souterrain… Personne !… Puis, dans la direction opposée à celle de Massey-Dorp, un chemin où certainement Goliath n’était point passé depuis trois mois, des traces toutes fraîches de ses pieds, accompagnées de plusieurs empreintes de semelles d’hommes, parmi lesquelles la forme, que Le Guen reconnaîtrait entre mille, des chaussures de M. Weber…

— Eh bien !… s’écria Lina qui avait écouté frémissante, domptant héroïquement la voix personnelle qui criait vers son père depuis le premier mot d’alarme ; eh bien ! puisque papa est avec elle, qu’avons-nous à craindre ?… Ne sais-tu pas, Colette, qu’il l’aime comme un vrai grand-père et qu’il donnerait cent fois sa vie plutôt que de laisser tomber un cheveu de la chère petite tête ?…

— Je sais… je sais… gémit la pauvre mère. Je ne doute pas de lui… Tout au contraire, je crains pour lui, aussi… Quel est le sens de ce qui nous arrive ? Dans quel guet-apens sont-ils tombés ?… Jamais, jamais, quoi qu’on imagine pour me rassurer, je ne croirai une seconde que M. Weber m’aurait infligé de gaieté de cœur l’épouvantable angoisse où je suis… qu’on ne me dise pas (arrêtant Lina et Martine qui voulaient parler)… qu’on n’essaie pas de me persuader que des intérêts de science, de défense, d’armement, que sais-je ? ou une distraction quelconque pourraient à cette heure avoir volontairement porté les pas de ton père dans la direction opposée à Massey-Dorp ! Ce serait du temps perdu. Je le connais ! Jamais ses distractions n’ont fait tort à son cœur, et il n’est pas de science qui passe dans sa tête avant ma Tottie. S’il a marché dans le chemin où Le Guen dit reconnaître sa trace, c’est qu’il y a été obligé !… Quelle force a donc pu ainsi le détourner de nous ?… Et Goliath ?… Comment est-on parvenu à l’écarter de la ligne droite celui-là ?… Qui a pu avoir raison de sa formidable résistance, de son inébranlable fidélité ? Si mes yeux me disaient que Goliath néglige ou abandonne ma fillette, je mettrais en doute le témoignage de mes yeux… Et comment, si une force vraiment irrésistible a triomphé de son dévouement, comment se fait-il que je ne trouve pas le sol jonché de membres déchirés, trempé de sang, encombré de morts ? Quelle est cette énigme, ce cauchemar ?… À qui appartiennent ces traces de pas étrangers accompagnant les leurs que nous avons relevées pendant une demi-lieue pour les perdre, hélas ! bientôt, dans le sentier rempli de feuilles ? On n’en distingue que quatre… Deux personnes seulement auraient alors suffi à vaincre et à convaincre des amis, des fidèles comme les nôtres !… Impossible !… ou bien c’étaient des démons, des magiciens… quel sortilège ont-ils donc employé !… »

La jeune femme se prit la tête à deux mains et demeura un instant à regarder fixement l’affreux problème.

« J’y suis !… cria-t-elle soudain d’une voix vibrante, l’exaltation cédant tout à coup devant le faible rayon de lumière qui venait de luire dans les ténèbres… J’y suis ! répéta-t-elle. On a trouvé moyen de s’emparer de Tottie et, par là, paralysé toute défense, toutes représailles de Goliath. Bien plus, on l’a fait suivre comme un chien… humble, soumis et prudent à cause de sa chère Tottie. Je vous dis que je le vois… Pauvre Goliath !… Sois sûre, Lina, que ton père a suivi pour la même raison.

— Ah ! Colette !… s’écria Lina, ne parlons pas de ce qui peut être arrivé à mon père… c’est l’inconnu !… Une seule chose est sûre : c’est qu’il a fait et fera tout ce que peut un grand cœur !… Parlons seulement des mesures à prendre… »

À ce moment, Martial Hardouin entrait suivi de Le Guen.

« Les chevaux sont sellés. Nous allons nous mettre en chasse sur le chemin du Sud, dit le père.

— Je vous accompagne !… Je ne vous quitte pas ! s’écria passionnément Colette. Croyez-vous que je pourrais supporter une anxiété pareille ?… Lina, tu garderas maman avec Martine… »