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LA PÊCHE EN RIVIÈRE

arrière, par bonds convulsifs qui déconcertent le pêcheur, quelles que soient sa présence d’esprit et sa sûreté de main.

Enfin, matée, la grosse mère vient échouer dans votre épuisette. Après quoi, ayant amorcé au même endroit, vous remettez votre ligne à l’eau. N’eussiez-vous à le disputer qu’avec une carpe de quatre ou cinq livres, c’est un beau combat.

Que serait-ce, si, d’aventure, vous teniez une grosse mère pesant 16 kilogrammes ? Je fus témoin de telle capture voici quelque vingt ans, un samedi soir, à Bry-sur-Marne ; le pêcheur, debout dans son bateau, gaule en main, remorqué par la nageuse sous-fluviale. C’était un vieux brave de la Belle-Poule, au temps du prince de Joinville, et il répondait au nom de père La Carpe, quand il daignait répondre à quelqu’un, étant d’ordinaire muet comme son homonyme aquatique.

Il manœuvrait avec le flegme d’un praticien qui en a vu de toutes sortes, prenant soin surtout d’éviter le contact des herbes, dans lesquelles le poisson menaçait parfois de s’entortiller pour rompre l’attache : parfois aussi obligeant le pêcheur à lâcher prise et à rattraper sa gaule au fil de l’eau. Sur l’un et l’autre rivage, des centaines de spectateurs pariaient : « Il l’aura ! Il ne l’aura pas ! »

Au bout d’une demi-heure d’efforts et d’incidents héroï-comiques, le père La Carpe réussit à attirer la grosse mère dans une anse sablonneuse, où elle se laissa cueillir par un autre pêcheur en bateau et armé d’une solide épuisette. Le vieux brave dit alors ces simples mots : « Après celle-là, on peut tirer l’échelle », et il s’essuya le front d’un revers de la dextre, cependant qu’une longue clameur d’allégresse s’élevait du rivage.

Voilà, certes, un exploit dont les disciples de Nemrod peuvent être jaloux. Et, de fait, combien autrement émotionnantes les péripéties d’une pareille capture que celles des rencontres cynégétiques, sauf avec l’ours et le sanglier. Vous tirez sur un gibier de poil ou de plume, et que le coup ait porté ou qu’il ait raté, l’émotion n’aura duré qu’une seconde.

Par contre, tenir au bout de sa ligne un poisson de forte taille, qui ne veut pas se rendre, et lutter avec lui l’espace d’une demi-heure, cela n’est pas un jeu banal. Dois-je ajouter que cette carpe de trente-deux livres avait perdu sa belle cuirasse d’or ? Elle était toute chenue ; aussi ne pouvait-elle avoir la même valeur comestible qu’une modeste carpe de cinq ou six livres. Mais il y eut compensation sur le chapitre de la gloire, à quoi l’ancien marin de la Belle-Poule tenait par-dessus tout.

Cette pêche peut être pratiquée avec succès jusque vers la mi-novembre et aussi dès que les frimas de l’hiver s’effacent devant un premier sourire du printemps. Même en février, après une crue et quand le vent du Midi donne, on peut tenter fortune. Ensuite, du 15 avril au 15 juin, la pêche est interdite pour cause de frai.

Il me faut maintenant répondre à une question au sujet des heures licites : car, s’il est entendu que vous avez le droit de pêcher du lever au coucher du soleil, encore n’êtes-vous guère fixé quant à l’heure précise de l’un ou de l’autre. « Bonjour, bonsoir », se dit-on communément ; mais combien vagues les périodes de la matinée et de la soirée. Pour la plupart des gens, le matin commence au lever du soleil et finit à midi ; le soir commence à midi et finit au coucher du soleil.

C’est bien simple, mais il paraît que ce l’est trop, et le Ciel (journal) va nous répondre de belle sorte. Oyez plutôt :

« La matinée commence au lever du soleil et finit quand le méridien du lieu passe par le centre du soleil, et non à midi. La soirée commence au moment dudit passage et finit au coucher de l’astre, en sorte que la matinée est en tout temps égale à la soirée, malgré les apparences contraires. »

Tout cela est fort joli. Seulement, comme vous et moi ne sommes guère au courant des allures du méridien, l’envie nous vient de dire au promoteur de ce progrès scientifique : Bonsoir ! Le soleil peut du reste se lever et se coucher quand il lui plaît, n’étant pas justiciable de dame Thémis, ni même susceptible